M. de Saint-Mars présenta ensuite au prisonnier Jean Martigues, le pêcheur qui devait lui servir de valet.
Toujours sans prononcer un mot, Henry accueillit ces explications. On eût dit qu’il avait fait le vœu de ne plus prononcer une parole. Trois jours s’écoulèrent, pour lui monotones, interminables. Ne mangeant que le strict nécessaire, car on eût dit qu’une force intérieure le poussait à vivre, le fils de Mazarin et d’Anne d’Autriche usait son temps soit à lire les quelques livres que M. de Saint-Mars lui apportait lui-même, et lui reprenait, non sans avoir soigneusement vérifié s’il n’y manquait pas un feuillet, soit en passant de longues heures devant la fenêtre de son cachot à contempler la mer, tantôt plus bleue que le ciel, calme comme les eaux d’un lac italien, tantôt agitée, démontée et venant battre de ses vagues furieuses les rochers rougeâtres sur lesquels reposaient les murs de la citadelle.
Lorsque, longtemps, très longtemps après, – il y avait bien un an qu’il était ainsi captif, – par un beau jour de printemps où la mer et le ciel n’avaient jamais été d’un plus bel azur, où les rayons du soleil miroitaient sur les flots et où une brise légère gonflait les voiles qui sillonnaient l’horizon, un soupir d’espérance dilata sa poitrine.
Il venait d’apercevoir, en effet, passant tout près de lui, sur une barque de pêcheurs, trois hommes dans lesquels, bien qu’ils fussent habillés en matelots, il reconnut les silhouettes bien caractéristiques du chevalier de Castel-Rajac, de M. d’Assignac et de M. de Laparède.
Ignorant qu’on avait rapporté au gouverneur le plat qu’il avait lancé un jour à ce pêcheur à travers les barreaux de sa prison, il se figura que son appel avait dû parvenir jusqu’au chevalier et que, dès que celui-ci l’avait entendu, il était accouru le délivrer. Il ne douta pas un seul instant que celui-ci ne parvînt promptement à l’enlever à ses geôliers. Aussi se décida-t-il à attendre les événements qui se préparaient avec une confiance totale envers son sauveur.
Comme la barque passait une seconde fois encore plus près de l’île, la porte de son cachot s’ouvrit et livra passage à M. de Saint-Mars, que suivait Jean Martigues, apportant le repas du prisonnier. Henry quitta aussitôt la fenêtre et s’en fut s’asseoir devant sa table.
M. de Saint-Mars, qui avait renoncé à adresser la parole à Henry – car celui-ci avait continué à persister dans son mutisme, – se contenta de déposer devant lui un nouveau livre et de reprendre celui qu’il avait apporté quelques jours auparavant. Après s’être légèrement incliné, il s’en fut, laissant seul le captif et son serviteur.
Celui-ci, qui n’avait jamais parlé à Henry, pas plus que celui-ci, d’ailleurs, ne lui avait jamais fait entendre le son de sa voix, déposa sur la table un plateau qu’il tenait à la main. Il allait se retourner, comme il le faisait habituellement, dans l’un des angles de la pièce, lorsque, à sa grande surprise, d’un geste impérieux, le prisonnier le retint sur place.
– Mon ami, dit-il, veuillez prévenir M. le gouverneur que les ressorts de mon masque sont dérangés, et qu’il m’est absolument impossible de faire honneur au repas qu’il m’envoie.
Jean Martigues demeura un instant sidéré d’entendre cet homme muet jusqu’alors lui parler pour la première fois.
Se méprenant sur la cause de son attitude, Henry reprit:
– Vous ne m’avez donc pas compris, mon ami, ou bien avez-vous reçu des ordres tels que vous jugiez impossible de me rendre ce service?
Martigues, qui était un sot, mais pas un mauvais homme, répondit:
– Monsieur, excusez-moi, je croyais que vous étiez privé de l’usage de la parole… Mais je vais prévenir tout de suite M. le gouverneur.
Et il ajouta, plein d’une pitié sincère:
– Ah! si cela ne dépendait que de moi, il y a longtemps que je vous l’aurais enlevé, ce masque! Ce doit être si dur de vivre là-dessous, surtout pour un homme jeune comme vous. Moi, je n’aurais jamais eu votre courage.
» Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur, mais n’avoir jamais fait entendre aucune plainte et avoir gardé en vous toutes les douleurs que vous devez souffrir, ça prouve que vous avez beaucoup de courage!»
À ces mots, Henry se sentit envahi d’une émotion indicible. C’était la première fois, depuis son enlèvement, qu’il entendait vibrer à ses oreilles une parole de compassion, et cela juste au moment où il venait d’acquérir la certitude que Gaëtan travaillait à sa délivrance avec ses amis.
Décidément, la Providence ne l’avait pas abandonné.
Jean Martigues reprenait:
– Excusez-moi, monsieur, je vais prévenir tout de suite M. le gouverneur.
Il s’en fut aussitôt.
Dès qu’Henry eut perçu le bruit des verrous et des chaînes qui indiquait que Martigues venait de l’enfermer, il se précipita vers la fenêtre, afin de revoir la barque qui portait ses futurs libérateurs.
Il l’aperçut, cette fois, à quelque distance de l’île. Elle rejoignait la côte dans la direction de Cannes.
Henry se dit:
«Ils sont venus simplement me dire qu’ils étaient là. Je les attends.»
Il retourna vers la table et, lorsque le gouverneur reparut, à son vif étonnement, il trouva son prisonnier en train de prendre son repas.
D’un ton pincé, il dit à son prisonnier:
– Or çà, monsieur, vous me faites mander pour que je vous change votre masque, mais je m’aperçois que celui-ci fonctionne à merveille.
M. de Saint-Mars, qui portait à la main un masque absolument pareil à celui qui dissimulait la figure du prisonnier, fit, d’un ton toujours acerbe, bien qu’empreint d’une certaine déférence:
– Je regrette, monsieur, que, pour une première fois que vous ayez daigné reprendre la parole, ce soit pour me causer un inutile dérangement.
Tout en reposant sur la table le verre qu’il s’apprêtait à porter à sa bouche, Henry répliqua d’un ton ferme:
– Monsieur le gouverneur, excusez-moi, mais ce mécanisme, qui s’était détraqué, vient de se rétablir de lui-même.
M. de Saint-Mars, qui ne pouvait moins faire que d’accepter cette explication fort plausible, reprit, cette fois, avec amabilité:
– Je ne puis que me féliciter de cet accident qui me permet de rompre un silence qui, jusqu’alors, m’a été profondément pénible.
– Monsieur le gouverneur, reprit Henry, j’ai pour principe de ne parler que lorsque j’ai quelque chose à dire… et, comme je n’avais rien à vous dire, je me taisais.
– Pourtant, objecta M. de Saint-Mars, je vous avais mis bien à votre aise, puisque je vous ai prévenu que, si vous aviez quelques réclamations à m’adresser, je les écouterais toujours avec bienveillance, et que je ferais en sorte de leur donner satisfaction dans le domaine du possible.