Изменить стиль страницы

C'est ce que Jacques ne voulait pas croire, et tous les serments du monde ne l'auraient pas convaincu de ma sincérité… Pauvre garçon! Je lui en avais tant fait! Nous passâmes cette première soirée chez nous, assis au coin du feu comme en hiver, car la chambre était humide et la brume du jardin nous pénétrait jusqu'à la moelle des os. Puis, vous savez, quand on est triste, cela semble bon de voir un peu de flamme… Jacques travaillait, faisait des chiffres.

En son absence, le marchand de fer avait voulu tenir ses livres lui-même et il en était résulté un si beau griffonnage, un tel gâchis du doit et avoir qu'il fallait maintenant un mois de grand travail pour remettre les choses en état. Comme vous pensez, je n'aurais pas mieux demandé que d'aider ma mère Jacques dans cette opération. Mais les papillons bleus n'entendent rien à l'arithmétique; et, après une heure passée sur ces gros cahiers de commerce rayés de rouge et chargés d'hiéroglyphes bizarres, je fus obligé de jeter ma plume aux chiens.

Jacques, lui, se tirait à merveille de cette aride besogne. Il donnait, tête baissée, au plus épais des chiffres, et les grosses colonnes ne lui faisaient pas peur. De temps en temps, au milieu de son travail, il se tournait vers moi et me disait, un peu inquiet de ma rêverie silencieuse:

«Nous sommes bien, n'est-ce pas? Tu ne t'ennuies pas, au moins?» Je ne m'ennuyais pas, mais j'étais triste de lui voir prendre tant de peine, et je pensais, plein d'amertume: «Pourquoi suis-je sur la terre?… Je ne sais rien faire de mes bras… Je ne paie pas ma place au soleil de la vie. Je ne suis bon qu'à tourmenter le monde et faire pleurer les yeux qui m'aiment…» En me disant cela, je songeais aux yeux noirs, et je regardais douloureusement la petite boîte à filets d'or que Jacques avait posée – peut-être à dessein – sur le dôme carré de la pendule. Que de chose 'elle me rappelait, cette boîte! Quels discours éloquents elle me tenait du haut de son socle de bronze! «Les yeux noirs t'avaient donné leur cœur, qu'en as-tu fait? me disait-elle… tu l'as livré en pâture aux bêtes… C'est Coucou-Blanc qui l'a mangé.» Et moi, gardant encore un germe d'espoir au fond de l'âme, j'essayais de rappeler à la vie, de réchauffer de mon haleine tous ces anciens bonheurs tués de ma propre main. Je songeais: «C'est Coucou-Blanc qui l'a mangé!… C'est Coucou-Blanc qui l'a mangé!…»

…Cette longue soirée mélancolique, passée devant le feu, en travail et en rêvasseries, vous représente assez bien la nouvelle vie que nous allions mener dorénavant. Tous les jours qui suivirent ressemblèrent à cette soirée… Ce n'est pas Jacques qui rêvassait, bien entendu. Il vous restait des dix heures sur ses gros livres, enfoui jusqu'au cou dans la chiffraille. Moi, pendant ce temps, je tisonnais et, tout en tisonnant, je disais à la petite boîte à filets d'or:

«Parlons un peu des yeux noirs! veux-tu?…» Car pour en parler avec Jacques, il n'y fallait pas penser.

Pour une raison ou pour une autre, il évitait avec soin toute conversation à ce sujet. Pas même un mot sur Pierrotte. Rien… Aussi je prenais ma revanche avec la petite boîte, et nos causeries n'en finissaient pas.

Vers le milieu du jour, quand je voyais ma mère bien en train sur ses livres, je gagnais la porte à pas de chat et m'esquivais doucement, en disant: «A tout à l'heure, Jacques!» Jamais il ne me demandait où j'allais; mais je comprenais à son air malheureux, au ton plein d'inquiétude dont il me faisait: «Tu t'en vas?» qu'il n'avait pas grande confiance en moi. L'idée de cette femme le poursuivait toujours. Il pensait: «S'il la revoit, nous sommes perdus!…» Et qui sait? Peut-être avait-il raison. Peut-être que si je l'avais revue, l'ensorceleuse, j'aurais encore subi le charme qu'elle exerçait sur mon pauvre moi, avec sa crinière d'or pâle et son signe blanc au coin de la lèvre… Mais, Dieu merci! je ne la revis pas.

Un monsieur de Huit-à-Dix quelconque lui fit sans doute oublier son Dani-Dan, et jamais plus, jamais plus, je n'entendis parler d'elle, ni de sa Négresse Coucou-Blanc.

Un soir, au retour d'une de mes courses mystérieuses, j'entrai dans la chambre avec un cri de joie: «Jacques! Jacques! Une bonne nouvelle. J'ai trouvé une place… Voilà dix jours que, sans t'en rien dire, je battais le pavé à cette intention… Enfin, c'est fait. J'ai une place… Dès demain, j'entre comme surveillant général à l'institution Ouly, à Montmartre, tout près de chez nous… J'irai de sept heures du matin à sept heures du soir… Ce sera beaucoup de temps passé loin de toi, mais au moins je gagnerai ma vie, et je pourrai te soulager un peu.» Jacques releva sa tête de dessus ses chiffres, et me répondit assez froidement: «Ma foi! mon cher, tu fais bien de venir à mon secours… La maison serait trop lourde pour moi seul… Je ne sais pas ce que j'ai, mais depuis quelque temps je me sens tout patraque.» Un violent accès de toux l'empêcha de continuer. Il laissa tomber sa plume d'un air de tristesse et vint se jeter sur le canapé… De le voir allongé là-dessus, pâle, horriblement pâle, la terrible vision de mon rêve passa encore une fois devant mes yeux, mais ce ne fut qu'un éclair… Presque aussitôt ma mère Jacques se releva et se mit à rire en voyant ma mine égarée:

«Ce n'est rien, nigaud! C'est un peu de fatigue.

J'ai trop travaillé ces derniers temps… Maintenant que tu as une place, j'en prendrai plus à mon aise, et dans huit jours je serai guéri.» Il disait cela si naturellement, d'une figure si riante, que mes tristes pressentiments s'envolèrent, et, d'un grand mois, je n'entendis plus dans mon cerveau le battement de leurs ailes noires…

Le lendemain, j'entrai à l'institut Ouly.

Malgré son étiquette pompeuse, l'institution Ouly était une petite école pour rire, tenue par une vieille dame à repentirs, que les enfants appelaient «bonne amie». Il y avait là-dedans une vingtaine de petits bonshommes, mais, vous savez! des tout petits, de ceux qui viennent à la classe avec leur goûter dans un panier, et toujours un bout de chemise qui passe.

C'étaient nos élèves. Mme Ouly leur apprenait des cantiques; moi, je les initiais aux mystères de l'alphabet. J'étais en outre chargé de surveiller les récréations, dans une cour où il y avait des poules et un coq d'Inde dont ces messieurs avaient grand-peur.

Quelquefois aussi, quand «bonne amie» avait sa goutte, c'était moi qui balayais la classe, besogne bien peu digne d'un surveillant général, et que pourtant je faisais sans dégoût, tant je me sentais heureux de pouvoir gagner ma vie… Le soir, en rentrant à l'hôtel Pilois, je trouvais le dîner servi et la mère Jacques qui m'attendait… Après dîner, quelques tours de jardin faits à grands pas, puis la veillée au coin du feu… Voilà toute notre vie… De temps en temps, on recevait une lettre de M. ou Mme Eyssette; c'étaient nos grands événements. Mme Eyssette continuait à vivre chez l'oncle Baptiste; M. Eyssette voyageait toujours pour la Compagnie vinicole.

Les affaires n'allaient pas trop mal. Les dettes de Lyon étaient aux trois quarts payées. Dans un an ou deux, tout serait réglé, et on pourrait songer à se remettre tous ensemble…

Moi, j'étais d'avis, en attendant, de faire venir Mme Eyssette à l'hôtel Pilois avec nous, mais Jacques ne voulait pas. «Non! pas encore, disait-il d'un air singulier, pas encore… Attendons!» Et cette réponse, toujours la même, me brisait le cœur. Je me disais: «Il se méfie de moi… Il a peur que je fasse encore quelque folie quand Mme Eyssette sera ici. C'est pour cela qu'il veut attendre encore…» Je me trompais… Ce n'était pas pour cela que Jacques disait: «Attendons!»