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Cependant Mélisse, vrai puits de science en fait d’enchantements ou de magie, avait quitté sa figure de femme pour prendre celle du grand roi d’Alger. Elle ressemblait à Rodomont de geste et de visage; elle était couverte de la peau du dragon; elle portait l’écu et l’épée semblables aux armes dont il se servait d’habitude; rien ne manquait à la ressemblance.

Elle dirigea le démon auquel elle avait donné la forme d’un cheval, vers le fils du roi Trojan qui se tenait tout soucieux. D’une voix forte et d’un air courroucé, elle lui dit: «Seigneur, c’est en vérité une faute trop grande que d’avoir envoyé un jouvenceau inexpérimenté combattre contre un chevalier français si fort et si fameux, alors qu’il s’agit du sort et de l’honneur de l’Afrique.

» Ne laisse pas continuer plus longtemps ce combat qui tournerait trop à notre détriment. Rodomont est avec toi; ne crains donc pas qu’il te mésarrive d’avoir rompu ton pacte et ton serment. Que chacun fasse voir comment taille son épée. Puisque je suis des vôtres, chacun de vous en vaut cent.» Ces paroles font une telle impression sur Agramant, que, sans plus réfléchir, il se précipite en avant.

Croyant avoir avec lui le roi d’Alger, il se soucie peu d’observer le pacte. Il n’aurait pas fait autant de cas de l’arrivée à son camp de mille chevaliers. En un instant, on voit de tous côtés s’abaisser les lances et éperonner les destriers. Quant à Mélisse, après avoir engagé la bataille par sa feinte apparition, elle disparaît subitement.

Les deux champions qui voient la foule envahir l’arène, contre tout accord, contre toute promesse, cessent de se combattre, et suspendent leur querelle; ils se jurent mutuellement de ne prendre parti ni d’un côté, ni de l’autre, jusqu’à ce que l’on sache formellement par qui le pacte a été rompu, si c’est par le vieux Charles ou par le jeune Agramant.

Tous deux renouvellent le serment d’avoir pour ennemi celui qui aura manqué à sa foi. Cependant les guerriers des deux camps s’agitent en tumulte; l’un se porte en avant, l’autre lâche pied; les uns se conduisent en lâches, les autres se signalent parmi les plus vaillants. Tous montrent le même empressement à courir, mais les uns courent en avant, tandis que les autres vont en arrière.

De même que le lévrier qui voit le gibier fuir devant lui, sans qu’il puisse se joindre à la troupe des chiens, étant retenu par le chasseur, et qui se consume de rage, se tourmente, se plaint, se désespère, aboie vainement, se débat et tire sur sa laisse, ainsi Marphise et sa belle-sœur restent un instant indécises et comme retenues par l’indignation.

Jusque-là, elles avaient vu, dans la plaine spacieuse, une proie si riche sans qu’elles pussent y porter la main, retenues qu’elles étaient par le traité. Elles s’en plaignaient tout bas, et poussaient de vains soupirs. Maintenant qu’elles voient la trêve rompue, elles tombent joyeuses sur les masses africaines.

Marphise transperce, d’un coup de lance en pleine poitrine, le premier qu’elle rencontre. Le fer sort de deux brasses par le dos. Puis elle tire son épée, et, en moins de temps que je ne le raconte, elle brise quatre casques comme s’ils étaient de verre. Bradamante ne produit pas un effet moindre. Sa lance d’or couche à terre tous ceux qu’elle touche, sans cependant en occire un seul.

Les deux guerrières sont si près l’une de l’autre, qu’elles peuvent être témoins de leurs exploits réciproques. À la fin, elles se séparent, et se mettent à frapper sur les Sarrasins partout où les emporte leur colère. Qui pourra compter tous les guerriers que la lance d’or envoie mesurer la terre? Qui pourra dire combien de têtes l’épée terrible de Marphise sépare de leurs corps?

Comme on voit, lorsqu’au souffle de vents plus doux l’Apennin découvre ses épaules verdoyantes, deux torrents fangeux s’ébranler en même temps, et suivre, en descendant, des routes diverses; déraciner le long de leurs rives escarpées les rochers et les arbres géants; entraîner jusqu’au fond des vallées les terres et les récoltes, et lutter à qui fera le plus de dégâts sur leur passage;

Ainsi les deux magnanimes guerrières, courant à travers le camp par des routes différentes, produisent de grands ravages parmi les bataillons africains, l’une avec la lance, l’autre avec l’épée. Agramant a beaucoup de peine à retenir autour de leurs bannières ses gens qui prennent de tous côtés la fuite. En vain il s’informe, en vain il regarde autour de lui; il ne peut savoir ce qu’est devenu Rodomont.

C’est à son instigation qu’il a rompu – il le croit du moins – le traité pour lequel les dieux ont été pris à témoin. Il se repent d’avoir été si prompt à l’écouter. Il ne voit pas non plus Sobrin. Ce dernier s’est retiré dans Arles, repoussant toute complicité dans un tel parjure, dont à son avis la punition va, le jour même, retomber sur Agramant.

Marsile, lui aussi, s’est réfugié dans la ville, le cœur rempli d’indignation pour la foi violée. Aussi Agramant se trouve-t-il en un grand péril, au milieu des Italiens, des Allemands et des Anglais que conduit l’empereur Charles, et qui sont tous gens de haute valeur. Parmi eux, les paladins brillent comme des pierreries dans une broderie d’or.

À côté des paladins, se font remarquer, comme les meilleurs chevaliers qu’on puisse voir au monde, Guidon le sauvage, au cœur intrépide, et les deux illustres fils d’Olivier dont je ne veux pas rappeler ici les mérites, vous les ayant déjà signalés ailleurs. Ils égalent les deux guerrières en audace et en impétuosité, et font un massacre infini des Sarrasins.

Mais, laissant pour un moment cette mêlée, je veux passer la mer sans avoir besoin de navire. Je n’ai pas à m’occuper tellement des chevaliers de France, que j’en doive oublier Astolphe. Je vous ai déjà raconté la faveur que lui avait accordée le saint Apôtre, et il me semble vous avoir dit aussi que le roi Branzardo et le roi des Algazers avaient levé une armée pour marcher à sa rencontre.

Par leurs ordres, on avait levé, dans toutes les parties de l’Afrique, tous les gens qu’on avait pu, les infirmes aussi bien que les hommes valides. On faillit prendre jusqu’aux femmes. Agramant, dans son obstination à poursuivre sa vengeance, avait déjà, à deux reprises différentes, dépeuplé l’Afrique. Peu de gens y étaient restés, et ceux qu’on avait pu rassembler formaient une armée sans courage et débile.

Ils le montrèrent bien; à peine eurent-ils aperçu de loin les ennemis, qu’ils s’enfuirent à la débandade. Astolphe les chassait, comme des troupeaux, devant ses troupes plus aguerries. Il joncha les champs de leurs cadavres, et peu d’entre eux purent rentrer à Biserte. Le vaillant Bucifar resta prisonnier. Quant au roi Branzardo, il se réfugia dans la ville,

Plus affligé de la prise de Bucifar que de la perte de tout le reste. Biserte était une grande ville; ses remparts avaient besoin de grandes réparations, et Bucifar seul pouvait mener à bien cette entreprise. Il aurait payé cher pour le racheter. Pendant qu’il y songeait, tout soucieux et tout chagrin, il se souvint que, depuis plusieurs mois déjà, il retenait prisonnier le paladin Dudon.

Le roi de Sarze l’avait fait prisonnier près du rivage de Monaco, lors de sa première expédition. Depuis ce temps, Dudon, qui avait pour père Ogier le Danois, était resté en captivité. Branzardo résolut de l’échanger contre le roi d’Algazer, et envoya un messager au capitaine des Nubiens, que ses espions lui avaient dit être Astolphe d’Angleterre.