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» Alcide ne fut jamais poussé par Eurysthée et par sa marâtre à plus d’entreprises périlleuses, sur le Lerne, en Némée, en Thrace, dans la forêt d’Érymanthe, dans les vallons d’Étolie et de la Numidie, sur le Tibre, sur l’Ibère et ailleurs, que mon amant ne fut poussé par mes prières et par mes incitations homicides, car je cherchais toujours à m’en délivrer.

» Ne pouvant y réussir par ce moyen, j’en employai un non moins criminel. Je lui fis maltraiter tous ceux que je sentais lui être attachés, et je le rendis odieux à tous. Lui, qui n’avait pas de plus grande satisfaction que de m’obéir, était toujours prêt à prêter les mains à tous mes désirs, sans s’inquiéter de déplaire à l’un plus qu’à l’autre.

» Lorsque j’eus acquis la certitude que, grâce à cette ruse, tous les ennemis de mon père étaient morts, et que, pour nous être agréable, Alceste n’avait pas conservé un seul des amis que ses hauts faits lui avaient valus, je lui dévoilai clairement ce que je lui avais jusqu’alors soigneusement dissimulé, c’est-à-dire la haine profonde, souveraine, que je lui portais. Je cherchai en même temps à lui donner la mort.

«Mais réfléchissant que, si j’en agissais ainsi, je me couvrirais publiquement d’ignominie, – on savait trop en effet combien je lui devais, pour ne pas m’accuser à jamais d’une lâche cruauté – je me contentai de lui défendre de paraître désormais devant mes yeux. Je ne voulus plus jamais lui parler, ni le voir, et je refusai d’entendre tout messager, de recevoir toute lettre de lui.

» Mon ingratitude le fit tellement souffrir, qu’enfin vaincu par la douleur, et après avoir longtemps demandé merci, il tomba malade et mourut. En punition de mon crime, j’ai maintenant les yeux pleins de larmes et le visage noirci par la fumée; et je serai ainsi éternellement, car il n’y a point de rédemption dans l’enfer.»

Quand l’infortunée Lydie a fini de parler, le duc continue sa route pour savoir si d’autres ombres sont plongées dans la fumée; mais la vapeur noire, vengeresse des crimes commis par ingratitude, devient si épaisse, qu’il ne lui est plus possible d’avancer d’un pouce. Il est forcé de retourner en arrière, et, de peur que le chemin ne lui soit intercepté par la fumée, il hâte le pas.

À la façon dont il accélère sa marche, il a plutôt l’air de courir, que de quelqu’un qui se promène. Il remonte la pente de la caverne jusqu’à ce qu’il retrouve l’ouverture, et qu’il voie la fumée dissipée en partie par la lumière. Enfin, après beaucoup de peine et de fatigue, il sort de l’antre, et laisse la fumée derrière lui.

Pour empêcher le retour de ces bêtes à la panse gloutonne, il entasse des rochers, il coupe une grande quantité d’arbres, et il en construit comme il peut une barrière à l’entrée de la caverne; ce moyen réussit tellement bien, que jamais plus les Harpies ne purent sortir.

Pendant qu’il avait été dans la caverne obscure, la fumée noire, produite par la poix épaisse, n’avait pas seulement taché et infecté le dessus de ses vêtements, elle avait encore pénétré sous ses habits; de sorte qu’il est obligé de chercher pendant assez longtemps pour trouver de l’eau. Enfin, au milieu de la forêt, il voit, par-dessous une pierre, sourdre une fontaine dans laquelle il se lave des pieds à la tête.

Puis il monte sur son coursier volant, et s’élève dans les airs pour atteindre la cime de cette montagne que l’on croit peu éloignée du cercle de la lune. Le désir de voir, qui le pousse, est si grand, qu’il ne songe qu’à monter, et dédaigne la terre. Il gagne de plus en plus dans les airs, jusqu’à ce qu’enfin il arrive au sommet de la montagne.

On pourrait comparer au saphir, au rubis, à l’or, à la topaze, à la perle, au diamant, au cristal, à la jacinthe, les fleurs dont l’aurore a parsemé ces heureuses régions. Les plantes sont d’un vert si éclatant, que, si nous pouvions les posséder ici-bas, elles vaincraient l’éclat de l’émeraude. Sur les arbres, toujours chargés de fruits et de fleurs, s’étale un feuillage non moins beau.

Entre les rameaux, chantent de petits oiseaux aux couleurs azurées et blanches et vertes et rouges et jaunes; les ruisseaux font entendre leur murmure, et les lacs tranquilles surpassent le cristal par leur limpidité. Une douce brise, toujours égale, se joue à leur surface, et agite l’air de façon à amortir la chaleur du jour.

Cette brise s’en va prélevant sur les fleurs, les fruits, le feuillage, des parfums de toute nature, dont elle forme un mélange suave qui nourrit l’âme. Au milieu de la plaine, surgit un palais qui semble brûler d’une flamme vive, tellement il projette, tout autour de lui, de splendeur et de lumière inconnue aux mortels.

Astolphe dirige lentement son destrier vers le palais dont l’enceinte mesure plus de trente milles; il admire de tout côté ce beau pays, et trouve le monde que nous habitons mauvais et misérable, en butte à la colère du ciel et de la nature, auprès de celui-ci qui est si suave, si resplendissant, si riant.

En approchant du palais lumineux, il reste frappé d’étonnement; les murailles sont tout entières d’une seule pierre précieuse, plus vermeille et plus resplendissante que l’escarboucle. Ouvrage surprenant d’un ingénieux architecte! quel est celui de nos chefs-d’œuvre qui pourrait lui être comparé? Qu’il se taise, celui qui voudrait mettre en parallèle les sept merveilles du monde.

Sur le seuil éclatant de cette heureuse demeure, un vieillard s’avance vers le duc. Il est revêtu d’un manteau rouge et d’une robe blanche, dont l’une peut être comparée au lait, l’autre à la pourpre. Ses cheveux sont blancs; ses joues sont couvertes d’une épaisse barbe blanche qui descend sur la poitrine. Et son aspect est si vénérable, qu’on le prendrait pour un des élus du paradis.

Il aborde d’un air joyeux le paladin, qui est descendu respectueusement de cheval, et lui dit: «Baron, qui par la volonté divine es monté jusqu’au paradis terrestre, bien que tu ne saches pas pourquoi tu as fait le chemin, ni dans quel but tu es venu, tu peux croire que ce n’est pas sans un éclatant miracle que tu es arrivé de l’hémisphère arctique.

» Pour apprendre comment tu dois secourir Charles, et délivrer de tout péril la sainte Foi, tu es venu, par un si long chemin et sans guide, me demander conseil. Je ne voudrais pas, ô mon fils, que tu crusses que c’est grâce à ton savoir et à ton courage que tu es parvenu jusqu’ici. Ni ton cor, ni ton cheval ailé ne t’auraient servi de rien, si Dieu ne t’avait point donné d’y venir.

» Nous nous entretiendrons plus tard plus à notre aise, et je te dirai comment tu devras agir. Mais auparavant, viens te récréer avec nous, car un plus long jeûne doit te peser.» Le vieillard, continuant à lui parler, étonna beaucoup le duc quand il lui apprit son nom; et il lui dit qu’il était celui qui écrivit l’Évangile;

Ce Jean, qui fut si cher au Rédempteur, et à qui ce dernier annonça que, seul entre ses frères, il ne devait pas finir sa vie par la mort, ce qui fut cause que le Fils de Dieu dit à Pierre: «Pourquoi t’étonnes-tu si je veux qu’il attende ainsi ma venue?» Bien qu’il n’eût pas dit: Il ne doit pas mourir, on vit bien cependant que c’était ce qu’il voulait dire.

Jean fut ravi dans ce lieu, et il y trouva compagnie, car déjà le patriarche Énoch y était, ainsi que le grand prophète Élie, qui n’ont vu, ni l’un ni l’autre, leur dernier soir. Hors de l’air pestilentiel et mauvais, ils jouiront d’un éternel printemps, jusqu’à ce que les angéliques trompettes annoncent le retour du Christ sur les blanches nuées.