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Le châtelain appela deux vieillards et quelques dames de la maison, bonnes pour un semblable office. Ils examinèrent les damoiselles afin de décider laquelle des deux était la plus belle. Enfin, l’avis de tous fut que la plus belle était la fille d’Aymon. Elle ne surpassait pas moins sa compagne en beauté, qu’elle ne surpassait en valeur les guerriers qu’elle avait vaincus.

Le châtelain dit à la dame d’Islande qui ne laissait pas d’être fort troublée de tout cela: «Il ne saurait, madame, vous paraître malhonnête que nous observions l’usage. Il vous faut changer de gîte, puisqu’à nous tous il est clair et manifeste que cette damoiselle, bien qu’elle soit sans apprêts, vous surpasse en beautés et en belles manières.»

De même qu’en un instant on voit une nuée obscure s’élever de la vallée humide vers le ciel, et couvrir d’un voile de ténèbres la face jusque-là si pure du soleil, ainsi l’on vit la dame changer de visage à cette dure sentence qui la condamnait à affronter au dehors la pluie et le froid. Elle, tout à l’heure si joyeuse et si belle, elle ne ressemble plus à elle-même.

Elle pâlit et change entièrement de visage, tellement il lui plaît peu d’entendre une telle sentence. Mais Bradamante, qui en a pitié, ne veut pas qu’elle s’en aille, et elle émet ce sage avis: «Il me semble que la décision n’est pas bonne, et que tout jugement est injuste quand il est prononcé sans qu’on ait entendu la partie qui nie aussi bien que celle qui affirme, et les raisons qu’elle allègue.

» Pour moi, qui me fais le défenseur de cette cause, je dis: il ne s’agit pas de savoir si je suis plus ou moins belle. Je ne suis pas venue ici comme dame, et je ne veux pas que mes actes soient ceux d’une dame. Mais qui pourra dire, à moins que je ne me dépouille entièrement, si je suis ou si je ne suis pas une dame? Or, on ne doit pas dire ce qu’on ne sait pas, surtout quand quelqu’un doit en souffrir.

» Il y en a beaucoup d’autres qui, comme moi, ont les cheveux longs, et qui ne sont point femmes pour cela. Il est évident que c’est comme chevalier et non comme dame, que j’ai conquis le droit de loger ici. Pourquoi donc voulez-vous me qualifier de dame, quand tous mes actes sont ceux d’un homme? Votre loi veut que les dames soient expulsées par les dames, et non vaincues par un guerrier.

» Admettons encore que, comme il vous le semble, je sois une femme – ce que je ne vous concède pas – et que ma beauté n’égale pas celle de cette dame; je ne crois pas que vous voudriez m’enlever le prix de mon courage, parce que mon visage aurait été déclaré moins beau. Il ne me paraîtrait pas juste de perdre, à cause d’une moindre beauté, ce que j’ai gagné avec les armes par mon courage.

» Quand même d’ailleurs l’usage exigerait que celle qui est inférieure en beauté doive se retirer, je voudrais encore rester, au risque de ce qui pourrait résulter de mon obstination. De la contestation inégale élevée entre cette dame et moi, je conclus que, sur cette question de la beauté, elle peut perdre beaucoup et gagner bien peu avec moi.

» Or, si la perte et le gain n’offrent pas des chances égales, toute décision est injuste. De sorte que, et par raison et par cas spécial, l’hospitalité ne saurait être refusée à cette dame. Et si quelqu’un est assez hardi pour prétendre que mon raisonnement n’est point bon, je suis prête à lui soutenir, de la façon qui lui fera plaisir, que mon dire est vrai et que le sien est faux.»

La fille d’Aymon, émue de pitié à l’idée qu’une si gente dame allait être injustement chassée et exposée à la pluie battante, sans un toit, sans un abri pour se mettre à couvert, finit, grâce à ses raisons nombreuses et courtoises, mais surtout grâce à sa conclusion, par persuader au châtelain de rester tranquille et d’accepter ses explications.

De même que, sous les plus cuisantes chaleurs de l’été, la plante, près de s’étioler faute d’un peu d’eau, renaît dès qu’elle sent la pluie vivifiante, ainsi, en se voyant si superbement défendue, la messagère redevint joyeuse et belle comme auparavant.

Les convives purent alors enfin savourer le repas qui leur avait été servi depuis un grand moment et auquel ils n’avaient pas encore touché, sans qu’aucun nouveau chevalier errant ne vînt les déranger, Bradamante seule, au milieu de l’allégresse générale, restait triste et plongée dans sa douleur. La crainte, l’injuste soupçon qu’elle avait dans le cœur, lui enlevaient tout appétit.

Aussitôt que le souper fut achevé, – et il aurait été probablement plus long, sans le désir qu’avaient les convives de rassasier aussi leurs yeux – Bradamante se leva et la messagère avec elle. Le châtelain fit en même temps un signe à l’un des serviteurs qui alluma promptement un grand nombre de torches, grâce auxquelles la salle fut splendidement éclairée jusqu’en ses moindres recoins. Je dirai dans l’autre chant ce qui suivit.

Chant XXXIII

ARGUMENT. – Dans une salle de la Roche-Tristan, Bradamante voit peintes sur la muraille les guerres futures des Français en Italie. Défiée de nouveau par les trois princes qu’elle avait déjà abattus, elle les enlève une seconde fois de selle. – Renaud et Gradasse en viennent aux mains pour la possession de Bayard. Celui-ci, épouvanté par un monstrueux oiseau, s’enfuit dans un bois, et le combat se trouve ainsi suspendu. – Astolphe va en Éthiopie sur l’Hippogriffe. Là, par le son de son cor, il chasse dans l’enfer les Harpies qui infectaient les tables du roi Sénapes.

Timagoras, Parrhasius, Polygnotes, Protogènes, Timante, Apollodore, Apelles, plus connu que tous ceux-là, et Zeuxis, et les autres qui vécurent à la même époque, et dont la renommée – malgré Clotho, qui, après avoir détruit leurs corps, a détruit leurs œuvres – subsistera toujours aussi éclatante, grâce aux écrivains, tant qu’on lira ou qu’on écrira en ce monde;

Et ceux qui vécurent de nos jours, ou qui vivent encore: Léonard, Andréa Mantegna, Jean Belin, les deux Dossi, et celui qui sculpte aussi bien qu’il peint, Michel-Ange le divin, plus qu’un mortel; Sébastien, Raphaël, Titien, qui n’honore pas moins Cadore que les deux premiers n’honorent Venise et Urbino; et les autres dont les œuvres dépassent tout ce qu’on lit et tout ce qu’on croit des peintres de l’antiquité;

Tous les peintres que nous voyons aujourd’hui, et ceux qui il y a déjà mille et mille ans furent en honneur, ont peint avec leur pinceau, soit sur toile, soit sur les murs, les choses passées. Mais vous n’avez jamais entendu dire que les anciens, non plus que les modernes, aient jamais peint les choses futures. Et cependant il s’est trouvé que des événements ont été mis en peinture avant d’être arrivés.

Mais aucun peintre, ni antique ni moderne, ne pourrait se vanter d’être l’auteur de semblables peintures. Elles sont uniquement l’œuvre des enchantements devant lesquels tremblent les esprits de l’enfer. La salle dont j’ai parlé dans l’autre chant avait été faite par Merlin. À l’aide du livre consacré soit au lac Arverne, soit aux grottes de Nursa, il l’avait fait construire en une seule nuit par des démons.

Cet art des enchantements, à l’aide duquel nos ancêtres accomplirent de si merveilleuses choses, est perdu de nos jours. Mais retournons là où doivent m’attendre ceux qui veulent voir la salle où sont les peintures. J’ai dit que, sur un signe fait à un écuyer, les torches avaient été allumées; soudain l’obscurité, vaincue par l’éclat des lumières, s’enfuit de toutes parts. On n’aurait pas vu plus clair s’il eût fait jour.