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Mais, tandis que tous les siens sont plongés dans le doute, la crainte où la douleur, Renaud s’en va calme et joyeux de se disculper d’un soupçon injuste qui lui avait semblé si dur, et de pouvoir imposer silence à ceux de Poitiers et de Hautefeuille. Il s’en va plein de confiance et sûr en son cœur de remporter l’honneur du triomphe.

Quand les deux champions furent arrivés quasi en même temps à la claire fontaine, ils se saluèrent et s’accueillirent l’un et l’autre avec un visage aussi serein, aussi bienveillant, que si Gradasse eût été le parent ou l’ami du chevalier de la maison de Clermont. Mais je veux remettre à une autre fois de raconter comment ils en vinrent aux mains.

Chant XXXII

ARGUMENT. – Mesures prises par Agramant pour renforcer son armée. – Bradamante, jalouse de Roger à cause de Marphise, quitte son château et arrive à la Roche-Tristan. Là, elle est obligée de combattre contre trois princes, et leur fait vider les arçons.

Je me souviens que je devais vous entretenir – je vous l’avais promis, puis cela m’est sorti de la mémoire – d’un soupçon qui avait rendu la belle dame de Roger si dolente, soupçon bien plus déplaisant et plus cruel, et mordant d’une dent bien plus aiguë et bien plus vénéneuse que ce qu’elle avait entendu de Richardet, et qui lui était entré dans la poitrine, pour lui dévorer le cœur.

Je devais en parler, et j’ai entrepris un autre sujet, Renaud étant survenu au beau milieu de mon récit. Puis j’ai eu fort à faire avec Guidon qui s’est aussi trouvé sur mon chemin. J’ai passé d’une chose à l’autre, de sorte que je ne me suis plus souvenu de Bradamante. Il m’en souvient maintenant, et je veux vous en parler, avant que je vous entretienne de Renaud et de Gradasse.

Mais avant que j’entame ce récit, il faut encore que je vous parle un peu d’Agramant qui avait rallié dans Arles ce qui lui restait de son armée après le grand désastre nocturne. Cette cité était tout à fait convenable pour rassembler ses forces éparses; elle a l’Afrique en face d’elle, et l’Espagne pour voisine. De plus elle est assise sur le fleuve, non loin de la mer.

Marsile envoie des ordres dans tout son royaume pour lever des gens à pied et à cheval, bons ou mauvais. De force ou de bonne volonté, tout navire apte au combat doit s’armer à Barcelone. Chaque jour, Agramant rassemble son Conseil, et n’épargne ni ses soins ni sa peine. Toutes les cités d’Afrique sont pressurées d’exactions de toutes sortes.

Il a fait offrir à Rodomont pour qu’il revienne – mais sans pouvoir l’obtenir – une de ses cousines, fille d’Almont, avec le beau royaume d’Oran pour dot. L’altier chevalier ne veut pas quitter le pont où il a accumulé les armes et les selles vides de tant de guerriers vaincus par lui, que le rocher en est tout couvert.

Marphise ne voulut pas imiter Rodomont. Dès qu’elle apprit qu’Agramant avait été défait par Charles, que ses gens étaient morts, taillés en pièces, ou prisonniers, et que bien peu d’entre eux avaient pu se réfugier dans Arles, elle s’était mise en chemin sans attendre d’être appelée. Elle était venue au secours de son roi, et lui avait apporté sa personne et tout ce qu’elle possédait.

Elle avait amené aussi Brunel, auquel elle n’avait fait aucun mal, et elle le remit d’elle-même à Agramant. Pendant dix jours et dix nuits, elle l’avait tenu dans la crainte d’être pendu. Puis quand elle avait vu que personne n’essayait de le lui reprendre par la force ou par la prière, elle n’avait pas voulu souiller ses mains altières d’un sang si méprisable, et elle l’avait délivré de ses liens.

Elle lui pardonna toutes ses anciennes injures et le traîna avec elle jusqu’à Arles où elle le remit à Agramant. Vous devez bien penser quelle joie le roi éprouva en voyant un tel secours lui arriver. Il voulut que Brunel vît bien quel grand cas il faisait de Marphise. Il l’avait jadis menacé de le faire pendre; il le fit cette fois pendre bel et bien.

Le misérable fut laissé, dans un lieu solitaire et sauvage, en proie aux corbeaux et aux vautours. La justice de Dieu fit que Roger, qui l’avait une autre fois sauvé en lui ôtant le lacet du cou, fût malade en ce moment, et ne pût lui venir en aide. Quand il sut l’aventure, la chose était déjà faite, de sorte que Brunel resta sans secours.

Cependant Bradamante trouvait bien long le délai de vingt jours à l’expiration desquels Roger devait revenir vers elle et se convertir à la Foi. À qui attend la fin de la captivité ou de l’exil, il semble que le temps, qui doit lui donner la liberté ou lui rendre la joie de revoir la patrie aimée, marche plus lentement que d’habitude.

Dans cette cruelle attente, elle pensait souvent que Éthon et Piroïs étaient devenus boiteux [10], ou que la roue du char d’Apollon était brisée, tellement il lui semblait qu’il ralentissait sa course habituelle. Le jour lui paraissait plus long que celui où le juste Hébreu, grâce à son ardente foi, arrêta le soleil au milieu du ciel; la nuit lui semblait plus longue que celle qui produisit Hercule.

Oh! que de fois elle porta envie aux ours, aux loirs, aux blaireaux somnolents! Elle aurait voulu passer tout ce temps à dormir, sans se réveiller jamais, sans entendre quoi que ce fût, jusqu’à ce que Roger vînt lui-même la tirer de son lourd sommeil. Non seulement elle ne peut pas le faire, mais elle ne peut pas même dormir une heure dans toute la nuit.

De côté et d’autre elle se retourne, foulant la plume inhospitalière, sans jamais goûter de repos. Souvent elle court ouvrir sa fenêtre, pour voir si l’épouse de Titon s’apprête à répandre, devant la lumière du matin, les lis blancs et les roses vermeilles. Et quand le jour a paru, elle ne désire pas moins ardemment voir les étoiles briller au ciel.

Lorsqu’il n’y eut plus que quatre ou cinq jours pour que le délai fût expiré, pleine d’espoir, elle s’attendait d’heure en heure à l’arrivée d’un messager qui lui dirait: voici Roger qui vient. Elle montait parfois sur une haute tour d’où l’on découvrait les bois épais et les fertiles campagnes des environs, ainsi qu’une partie de la route qui conduit de France à Montauban.

Si elle aperçoit alors au loin une armure reluire au soleil, ou quelqu’un qui ressemble à un chevalier, elle croit que c’est son Roger tant attendu, et les cils de ses beaux yeux se rassérènent soudain. Dans chaque voyageur à pied ou sans armes elle croit voir un messager envoyé vers elle. Et bien que toujours son attente ait été déçue, elle ne cesse chaque fois d’espérer encore.

Parfois, croyant aller à sa rencontre, elle s’armait, descendait la montagne et s’avançait dans la plaine. Ne voyant rien, elle espérait alors qu’il était arrivé à Montauban par une autre route, et elle rentrait au château, poussée par le même désir qui l’en avait fait sortir, mais elle n’y trouvait pas davantage Roger. Cependant le terme tant attendu par elle arriva.

Puis le terme fut dépassé d’un jour, de deux, de trois, de six, de huit, de vingt, sans qu’elle vît venir son époux, sans qu’elle en apprît la moindre nouvelle. Alors elle commença à se lamenter de telle façon, qu’elle aurait ému de pitié, dans les sombres royaumes, les Furies à la crinière de serpents. Elle meurtrissait ses beaux yeux divins, sa blanche poitrine, et arrachait ses beaux cheveux dorés.