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Pour moi, bien que, parmi toutes celles que j’ai aimées jusqu’ici, je n’en aie pas trouvé une seule fidèle, je ne voudrais pas dire qu’elles sont toutes ingrates et perfides. J’aime mieux en rejeter la faute sur mon destin cruel. De nos jours, il y a beaucoup de femmes, et il y en a eu encore davantage avant nous, qui ne donnent et n’ont donné aucun sujet de reproches à l’homme. Mais la Fortune a voulu que, s’il y en a une mauvaise entre cent, je devienne sa proie.

Cependant je veux tellement chercher, avant que je meure ou que mes cheveux blanchissent davantage, qu’un jour peut-être je pourrai dire que j’en ai rencontré une qui m’a gardé sa foi. Si cela m’arrive – et je n’en ai pas perdu l’espoir – je ne me lasserai jamais de la glorifier de mon mieux, par mes paroles et par mes écrits, en vers et en prose.

Le Sarrasin n’avait pas moins d’indignation contre son roi que contre la donzelle. Et à cet égard, il déraisonnait encore en jetant sur Agramant autant de blâme que sur Doralice. Il souhaite voir un tel désastre, une telle tempête se déchaîner sur son royaume, que, dans toute l’Afrique, il ne reste pas debout pierre sur pierre.

Il souhaite qu’Agramant, chassé de son royaume, vive misérable et mendiant, dans les tourments et les luttes; et que ce soit lui, Rodomont, qui vienne ensuite lui rendre tout ce qu’il a perdu, et le replace sur le trône de ses ancêtres. Il lui montrera ainsi ce qu’on peut attendre d’un serviteur fidèle; il lui fera voir qu’un ami véritable, qu’il ait raison ou tort, doit être soutenu quand même il aurait tout le monde contre lui.

Ainsi, songeant tantôt à son roi, tantôt à sa dame, le Sarrasin chevauche à grandes journées, le cœur plein de trouble. Il ne s’arrête pas, et accorde peu de repos à Frontin. Le jour suivant, ou l’autre après, il se trouve sur les bords de la Saône. De là, il compte s’acheminer droit vers la mer de Provence, afin de s’embarquer pour rejoindre son royaume en Afrique.

L’une et l’autre rive du fleuve était couverte de barques et de petits navires qui amenaient, de divers pays, des vivres pour l’armée. De Paris, jusqu’aux doux rivages d’Aigues-Mortes et aux frontières d’Espagne, toute la campagne à main droite était en effet au pouvoir des Maures.

Les vivres, transbordés hors des navires, étaient chargés sur des chars et des mules, et conduits sous bonne escorte, à partir du point que les barques ne pouvaient dépasser. Les rives étaient encombrées de troupeaux immenses amenés de contrées lointaines. Leurs conducteurs logeaient chaque soir dans de nombreuses hôtelleries, établies le long de la rivière.

Le roi d’Alger, surpris par la nuit noire et épaisse, accepta l’invitation d’un hôtelier de l’endroit qui l’engagea à descendre chez lui. Après avoir pris soin de son destrier, il s’assit devant une table chargée de mets variés, où on lui servit des vins de Corse et de Grèce, car si le Sarrazin mangeait à la mauresque, il voulait boire à la française.

L’hôte, par la bonne chère et par son visage le plus gracieux, s’efforçait de faire honneur à Rodomont, dont l’aspect lui fit tout de suite comprendre qu’il avait à faire à un homme illustre et rempli de vaillance. Mais celui-ci, dont l’esprit et le cœur étaient ce soir bien loin – car, malgré lui, il songeait toujours à sa dame – ne disait mot.

Le brave hôtelier, l’un des plus avisés qui se fussent jamais vus en France, et qui avait su préserver son auberge et ses biens au milieu de tous ces étrangers ennemis, avait fait appel à plusieurs de ses parents, qui s’étaient empressés de venir l’aider à servir ses pratiques. Aucun d’entre eux n’osait parler, voyant le Sarrasin muet et pensif.

De pensée en pensée, le païen avait laissé son esprit errer bien loin de lui, le visage incliné vers la terre. Enfin, après avoir longtemps gardé le silence, il leva les yeux, soupira comme s’il sortait d’un profond sommeil, se secoua brusquement, et ses regards tombèrent sur l’hôte et sa famille.

Rompant alors le silence, avec un air plus doux et un visage moins troublé, il demanda à l’hôte et aux autres assistants si quelqu’un d’entre eux avait femme. Comme il lui fut répondu que l’hôte, ainsi que tous les autres, étaient mariés, il leur demanda de nouveau s’ils croyaient que leur femme leur fût fidèle.

Excepté l’hôte, tous répondirent qu’ils croyaient posséder des épouses et chastes et fidèles. L’hôte dit: «Chacun, en cette affaire, croit ce qui lui plaît. Pour moi, je sais que vous vous trompez. Votre crédulité vous aveugle tellement, que j’estime qu’aucun de vous n’a sa raison. Je suis certain que c’est aussi l’avis de ce seigneur, à moins qu’il ne veuille vous faire prendre pour noir ce qui est blanc.

» De même que le phénix est seul de son espèce, il n’y a pas deux femmes fidèles au monde. C’est pourquoi il n’y a qu’un homme qui puisse se dire exempt des tromperies de son épouse. Chacun s’imagine être cet heureux mortel; chacun pense avoir cueilli la palme. Comment est-il possible que tout le monde ait cette chance, puisqu’elle ne peut être que le lot d’un seul?

» Je suis tombé moi-même autrefois dans l’erreur où vous êtes, à savoir qu’il existe plus d’une épouse chaste. Mais un gentilhomme de Venise, que ma bonne fortune conduisit ici, me tira d’erreur en me citant de nombreux exemples. Il s’appelait Jean-François Valerio, et son nom n’est jamais sorti de ma mémoire.

» Il connaissait toutes les ruses dont les femmes légitimes et les maîtresses usent d’habitude. Outre sa propre expérience, il savait là-dessus une foule d’histoires modernes et anciennes, par lesquelles il me démontra bien vite que, pauvres ou riches, il n’y en eut jamais de pudiques, ajoutant que si quelques-unes avaient passé pour plus chastes que les autres, c’est qu’elles avaient été plus habiles à se cacher.

» Parmi toutes les histoires qu’il me conta – et il m’en dit tant que je ne pourrais m’en rappeler le tiers – il en est une qui s’est gravée dans ma tête plus profondément qu’une inscription sur le marbre. Quiconque l’entendrait serait convaincu, comme je le fus et comme je le suis encore, de la scélératesse des femmes. Si cela ne vous déplaît point de l’écouter, seigneur, je vais vous la dire pour les confondre.»

Le Sarrasin répondit: «Quel plus grand plaisir, quel plus grand soulagement pourrais-tu me causer en ce moment, que de me dire une histoire, de me donner un exemple qui vienne confirmer ma propre opinion? Pour que je puisse mieux t’écouter, et pour que tu racontes plus à ton aise, assieds-toi vis-à-vis de moi, que je te voie en face.» Mais je vous dirai dans le chant qui suit ce que l’hôte fit entendre à Rodomont.