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Léon, pour ne pas laisser périr complètement ses gens, fait sonner la retraite; il envoie un message à l’empereur pour le prier de faire repasser le fleuve, alors que la retraite n’est pas encore coupée. Lui-même, avec tous ceux qu’il peut rassembler, se hâte de regagner le pont sur lequel il était passé.

De nombreux prisonniers restèrent au pouvoir des Bulgares, sans compter les morts qui couvraient la colline jusqu’au fleuve. L’armée des Grecs y serait restée tout entière, si le fleuve n’avait servi à protéger leur retraite. Un grand nombre tombèrent de dessus les ponts, et se noyèrent; beaucoup, sans retourner la tête, s’en allèrent jusqu’à ce qu’ils eurent trouvé le gué. Beaucoup furent conduits prisonniers à Belgrade.

Ainsi finit la bataille de ce jour, dès le commencement de laquelle les Bulgares, après la perte de leur chef, auraient éprouvé une honteuse défaite, si le guerrier à la licorne blanche peinte sur son écu n’avait vaincu pour eux. Tous se précipitent sur ses pas; tous reconnaissent qu’ils lui doivent la victoire, et ils lui font joyeuse fête.

L’un le salue, l’autre se prosterne devant lui; celui-ci lui baise la main, celui-là lui baise le pied. Chacun cherche à se rapprocher le plus possible de lui, et s’estime heureux de le voir de près et de le toucher, car il leur semble voir et toucher un être divin et surnaturel. Tous le prient, avec des cris qui montent jusqu’au ciel, d’être leur roi, leur capitaine, leur chef.

Roger leur répond de choisir pour leur capitaine et pour leur roi celui d’entre eux qui leur conviendra le mieux; quant à lui il ne veut ni bâton de commandement ni sceptre; il ne veut pas non plus entrer dans Belgrade. Ce qu’il veut, c’est poursuivre Léon Auguste, avant qu’il se soit éloigné davantage, et qu’il ait repassé le gué. Il ne veut point perdre sa trace, qu’il ne l’ait rejoint et mis à mort.

Il est venu de plus de mille milles pour cela seul, et non pour autre chose. Après leur avoir dit cela, il quitte l’armée, et prend sans retard le chemin par lequel Léon cherche à regagner le pont, dans la crainte que le passage ne lui soit intercepté. Roger marche sur ses traces avec une telle rapidité, qu’il part sans prévenir et sans attendre son écuyer.

Léon a une telle avance dans sa fuite – car c’est bien plutôt une fuite qu’une retraite – qu’il trouve le passage ouvert et libre. Une fois passé, il rompt le pont et brûle les bateaux. Roger n’arrive qu’après le coucher du soleil, et ne sait où se loger. Il continue sa route, à la clarté de la lune, mais il ne trouve ni castel, ni villa.

Ne sachant où s’arrêter, il chemine toute la nuit sans quitter un seul instant les arçons. Au lever du jour, il aperçoit à main gauche une cité où il se propose de s’arrêter toute la journée, afin de laisser reposer son bon Frontin, à qui il a fait faire, sans le laisser se reposer, ou sans lui retirer la bride, un si grand nombre de milles dans la nuit.

Le gouverneur de cette cité était Ungiard, sujet de Constantin qui l’aimait beaucoup. En prévision de cette guerre, il avait rassemblé un grand nombre de cavaliers et de fantassins. L’entrée de la ville n’étant point interdite aux étrangers, Roger y pénètre, et la trouve si à son gré, qu’il estime n’avoir pas besoin de pousser plus avant pour trouver un endroit meilleur et plus commode.

Vers le soir, arrive à la même auberge que lui un chevalier de Romanie qui avait assisté à la terrible bataille où Roger était venu en aide aux Bulgares, et qui avait eu grand’peine à s’échapper de ses mains. Il avait éprouvé une telle épouvante, qu’il en tremblait encore, et qu’il croyait voir partout le chevalier de la licorne.

À peine a-t-il vu l’écu, qu’il reconnaît le chevalier qui porte cette devise pour celui qui a causé la défaite des Grecs, et qui leur a tué tant de monde. Il court au palais, et réclame une audience du gouverneur pour une communication importante. Il est introduit sur-le-champ, et il dit ce que je me réserve de vous dire dans l’autre chant.

Chant XLV

ARGUMENT. – Roger, saisi pendant son sommeil, devient le prisonnier de Théodora, sœur de l’empereur Constantin. – Entre temps, Charles, à la requête de Bradamante, a fait publier que quiconque voudra l’avoir pour femme devra se battre avec elle et la vaincre. – Léon, qui a conçu de l’amitié et de l’estime pour Roger, sans le connaître, le tire de prison et l’engage à combattre en son nom contre Bradamante. Roger, portant les insignes de Léon, se bat contre la guerrière. Survient la nuit; Charles fait cesser le combat et donne Bradamante à celui qu’il croit être Léon. Roger, désespéré, veut se tuer; mais Marphise va trouver Charles et empêche ce mariage.

Plus l’on voit l’homme misérable au faîte de la roue mobile de la Fortune, et plus on est près de le voir les pieds où il avait la tête, et d’assister à sa chute profonde. Nous en avons pour exemples Polycrates, le roi de Lydie, Denys et d’autres que je ne nomme pas, et qui sont passés en un jour du sommet de la Fortune à l’extrême misère.

Par contre, plus l’homme est au bas de cette même roue, et plus il se trouve près de remonter et de se trouver au faîte. On en a vu qui, après avoir la tête presque sur le billot, ont donné, quelques jours après, des lois au monde. Servius, Marius et Ventidius l’ont montré dans l’antiquité, et, de notre temps, le roi Louis [31];

Le roi Louis, beau-père de mon duc, qui, mis en déroute à Saint-Albin, tomba entre les griffes de son ennemi, et fut près d’être décapité. Quelque temps auparavant, le grand Mathias Corvin échappa à un péril semblable. Cependant, une fois le danger passé, le premier devint roi des Français, et le second roi des Hongrois.

On voit par ces exemples, dont fourmille l’histoire ancienne et moderne, que le bien suit le mal et que le mal suit le bien; que le blâme ou la gloire sont la conséquence l’un de l’autre; et que l’homme ne doit pas se reposer sur ses richesses, sur son royaume, sur ses victoires, pas plus qu’il ne doit désespérer dans la fortune contraire, car la roue tourne toujours.

La victoire que Roger avait remportée sur Léon et sur l’empereur son père l’avait rendu tellement confiant dans sa fortune et dans sa grande vaillance, que, sans compagnons pour lui venir au besoin en aide, il pensait pouvoir traverser seul plus de cent escadrons de cavaliers et de fantassins, et occire de sa main le fils et le père.

Mais celle qui ne permet pas que l’on escompte ses faveurs, ne tarda pas à lui montrer qu’elle abat aussi vite qu’elle élève, et qu’elle devient contraire ou amie avec la même promptitude. Elle le fit reconnaître précisément par le chevalier qu’il avait forcé à fuir en toute hâte et qui, pendant la bataille, avait eu grand’peine à s’échapper de ses mains.

Ce dernier fit savoir à Ungiard que le guerrier qui avait mis en déroute les gens de Constantin, et qui les avait détruits pour de longues années, était dans la ville depuis le matin, et qu’il devait y passer la nuit. Il lui dit qu’il fallait saisir par les cheveux la Fortune qui lui permettait, sans peine et sans lutte, de rendre un grand service à son roi; et qu’en faisant le chevalier prisonnier, il permettrait à Constantin de subjuguer les Bulgares.