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– Est-ce que vraiment, disait-elle, la terre est aussi belle que le racontent les oiseaux? Pourquoi ne le dit-on pas davantage? Pourquoi, vous, ne me le dites-vous pas? Est-ce par crainte de me peiner en songeant que je ne puis la voir? Vous auriez tort. J’écoute si bien les oiseaux; je crois que je comprends tout ce qu’ils disent.

– Ceux qui peuvent y voir ne les entendent pas si bien que toi, ma Gertrude, lui dis-je en espérant la consoler.

– Pourquoi les autres animaux ne chantent-ils pas? reprit-elle. Parfois ses questions me surprenaient et je demeurais un instant perplexe, car elle me forçait de réfléchir à ce que jusqu’alors j’avais accepté sans m’en étonner. C’est ainsi que je considérai, pour la première fois, que, plus l’animal est attaché de près à la terre et plus il est pesant, plus il est triste. C’est ce que je tâchai de lui faire comprendre; et je lui parlai de l’écureuil et de ses jeux.

Elle me demanda alors si les oiseaux étaient les seuls animaux qui volaient.

– Il y a aussi les papillons, lui dis-je.

– Est-ce qu’ils chantent?

– Ils ont une autre façon de raconter leur joie, repris-je. Elle est inscrite en couleurs sur leurs ailes… Et je lui décrivis la bigarrure des papillons.

28 fév.

Je reviens en arrière; car hier je m’étais laissé entraîner.

Pour l’enseigner à Gertrude j’avais dû apprendre moi-même l’alphabet des aveugles; mais bientôt elle devint beaucoup plus habile que moi à lire cette écriture où j’avais assez de peine à me reconnaître, et qu’au surplus je suivais plus volontiers avec les yeux qu’avec les mains. Du reste, je ne fus point le seul à l’instruire. Et d’abord je fus heureux d’être secondé dans ce soin, car j’ai fort à faire sur la commune, dont les maisons sont dispersées à l’excès de sorte que mes visites de pauvres et de malades m’obligent à des courses parfois assez lointaines. Jacques avait trouvé le moyen de se casser le bras en patinant pendant les vacances de Noël qu’il était venu passer près de nous – car entre-temps il était retourné à Lausanne où il avait fait déjà ses premières études, et entré à la faculté de théologie. La fracture ne présentait aucune gravité et Martins que j’avais aussitôt appelé put aisément la réduire sans l’aide d’un chirurgien; mais les précautions qu’il fallut prendre obligèrent Jacques à garder la maison quelque temps. Il commença brusquement de s’intéresser à Gertrude, que jusqu’alors il n’avait point considérée, et s’occupa de m’aider à lui apprendre à lire. Sa collaboration ne dura que le temps de sa convalescence, trois semaines environ, mais durant lesquelles Gertrude fit de sensibles progrès. Un zèle extraordinaire la stimulait à présent. Cette intelligence hier encore engourdie, il semblait que, dès les premiers pas et presque avant de savoir marcher, elle se mettait à courir. J’admire le peu de difficulté qu’elle trouvait à formuler ses pensées, et combien promptement elle parvint à s’exprimer d’une manière, non point enfantine, mais correcte déjà, s’aidant pour imager l’idée, et de la manière la plus inattendue pour nous et la plus plaisante, des objets qu’on venait de lui apprendre à connaître, ou de ce dont nous lui parlions et que nous lui décrivions, lorsque nous ne le pouvions mettre directement à sa portée; car nous nous servions toujours de ce qu’elle pouvait toucher ou sentir pour expliquer ce qu’elle ne pouvait atteindre, procédant à la manière des télémétreurs.

Mais je crois inutile de noter ici tous les échelons premiers de cette instruction qui, sans doute, se retrouvent dans l’instruction de tous les aveugles. C’est ainsi que, pour chacun d’eux, je pense, la question des couleurs a plongé chaque maître dans un même embarras. (Et à ce sujet je fus appelé à remarquer qu’il n’est nulle part question de couleurs dans l’Évangile.) Je ne sais comment s’y sont pris les autres; pour ma part je commençai par lui nommer les couleurs du prisme dans l’ordre où l’arc-en-ciel nous les présente; mais aussitôt s’établit une confusion dans son esprit entre couleur et clarté; et je me rendais compte que son imagination ne parvenait à faire aucune distinction entre la qualité de la nuance et ce que les peintres appellent, je crois, «la valeur». Elle avait le plus grand mal à comprendre que chaque couleur à son tour pût être plus ou moins foncée, et qu’elles pussent à l’infini se mélanger entre elles. Rien ne l’intriguait davantage et elle revenait sans cesse là-dessus.

Cependant il me fut donné de l’emmener à Neuchâtel où je pus lui faire entendre un concert. Le rôle de chaque instrument dans la symphonie me permit de revenir sur cette question des couleurs. Je fis remarquer à Gertrude les sonorités différentes des cuivres, des instruments à cordes et des bois, et que chacun d’eux à sa manière est susceptible d’offrir, avec plus ou moins d’intensité, toute l’échelle des sons, des plus graves aux plus aigus. Je l’invitai à se représenter de même, dans la nature, les colorations rouges et orangées analogues aux sonorités des cors et des trombones, les jaunes et les verts à celles des violons, des violoncelles et des basses; les violets et les bleus rappelés ici par les flûtes, les clarinettes et les hautbois. Une sorte de ravissement intérieur vint dès lors remplacer ses doutes:

– Que cela doit être beau! répétait-elle.

Puis, tout à coup:

– Mais alors: le blanc? Je ne comprends plus à quoi ressemble le blanc…

Et il m’apparut aussitôt combien ma comparaison était précaire.

– Le blanc, essayai-je pourtant de lui dire, est la limite aiguë où tous les tons se confondent, comme le noir en est la limite sombre. – Mais ceci ne me satisfit pas plus qu’elle, qui me fit aussitôt remarquer que les bois, les cuivres et les violons restent distincts les uns des autres dans le plus grave aussi bien que dans le plus aigu. Que de fois, comme alors, je dus demeurer d’abord silencieux, perplexe et cherchant à quelle comparaison je pourrais faire appel.

– Eh bien! lui dis-je enfin, représente-toi le blanc comme quelque chose de tout pur, quelque chose où il n’y a plus aucune couleur, mais seulement de la lumière; le noir, au contraire, comme chargé de couleur, jusqu’à en être tout obscurci…

Je ne rappelle ici ce débris de dialogue que comme un exemple des difficultés où je me heurtais trop souvent. Gertrude avait ceci de bien qu’elle ne faisait jamais semblant de comprendre, comme font si souvent les gens, qui meublent ainsi leur esprit de données imprécises ou fausses, par quoi tous leurs raisonnements ensuite se trouvent viciés. Tant qu’elle ne s’en était point fait une idée nette, chaque notion demeurait pour elle une cause d’inquiétude et de gêne.

Pour ce que j’ai dit plus haut, la difficulté s’augmentait de ce que, dans son esprit, la notion de lumière et celle de chaleur s’étaient d’abord étroitement liées, de sorte que j’eus le plus grand mal à les dissocier par la suite.

Ainsi j’expérimentais sans cesse à travers elle combien le monde visuel diffère du monde des sons et à quel point toute comparaison que l’on cherche à tirer de l’un pour l’autre est boiteuse.