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VIII Présentation

Le mal que font les méchants sans le savoir est souvent plus cruel que celui qu’ils veulent faire.

SCHILLER (Wallenstein, acte II)

Quelques jours après le meurtre de Mme Séraphin, la mort de la Chouette et l’arrestation de la bande de malfaiteurs surpris chez Bras-Rouge, Rodolphe se rendit à la maison de la rue du Temple.

Nous l’avons dit, voulant lutter de ruse avec Jacques Ferrand, découvrir ses crimes cachés, l’obliger à les réparer et le punir d’une manière terrible dans le cas où, à force d’adresse et d’hypocrisie, ce misérable réussirait à échapper à la vengeance des lois, Rodolphe avait fait venir d’une prison d’Allemagne une créole métisse, femme indigne du nègre David.

Arrivée la veille, cette créature, aussi belle que pervertie, aussi enchanteresse que dangereuse, avait reçu des instructions détaillées du baron de Graün.

On a vu dans le dernier entretien de Rodolphe avec Mme Pipelet que celle-ci ayant très-adroitement proposé Cecily à Mme Séraphin pour remplacer Louise Morel comme servante du notaire, la femme de charge avait parfaitement accueilli ses ouvertures et promis d’en parler à Jacques Ferrand, ce qu’elle avait fait dans les termes les plus favorables à Cecily, le matin même du jour où elle (Mme Séraphin) avait été noyée à l’île du Ravageur.

Rodolphe venait donc savoir le résultat de la présentation de Cecily.

À son grand étonnement, en entrant dans la loge, il trouva, quoiqu’il fût onze heures du matin, M. Pipelet couché et Anastasie debout auprès de son lit, lui offrant un breuvage.

Alfred, dont le front et les yeux disparaissaient sous un formidable bonnet de coton, ne répondait pas à Anastasie; elle en conclut qu’il dormait et ferma les rideaux du lit; en se retournant, elle aperçut Rodolphe. Aussitôt elle se mit, selon son usage, au port d’arme, le revers de sa main gauche collé à sa perruque.

– Votre servante, mon roi des locataires, vous me voyez bouleversée, ahurie, exténuée. Il y a de fameux tremblements dans la maison… sans compter qu’Alfred est alité depuis hier.

– Et qu’a-t-il donc?

– Est-ce que ça se demande?

– Comment?

– Toujours du même numéro. Le monstre s’acharne de plus en plus après Alfred, il me l’abrutit, que je ne sais plus qu’en faire…

– Encore Cabrion?

– Encore.

– C’est donc le diable?

– Je finirai par le croire, monsieur Rodolphe; car ce gredin-là devine toujours les moments où je suis sortie… À peine ai-je les talons tournés que, crac, il est ici sur le dos de mon vieux chéri, qui n’a pas plus de défense qu’un enfant. Hier encore, pendant que j’étais allée chez M. Ferrand, le notaire… C’est encore là où il y a du nouveau.

– Et Cecily? dit vivement Rodolphe; je venais savoir…

– Tenez, mon roi des locataires, ne m’embrouillez pas; j’ai tant… tant de choses à vous dire… que je m’y perdrai, si vous rompez mon fil.

– Voyons… je vous écoute…

– D’abord, pour ce qui est de la maison, figurez-vous qu’on est venu arrêter la mère Burette.

– La prêteuse sur gages du second?

– Mon Dieu, oui; il paraît qu’elle en avait de drôles de métiers, outre celui de prêteuse! Elle était par là-dessus receleuse, baricandeuse, fondeuse, voleuse, allumeuse, enjôleuse, brocanteuse, fricoteuse, enfin tout ce qui rime à gueuse; le pire, c’est que son vieil amoureux, M. Bras-Rouge, notre principal locataire, est aussi arrêté… Je vous dis que c’est un vrai tremblement dans la maison, quoi!

– Aussi arrêté… Bras-Rouge?

– Oui, dans son cabaret des Champs-Élysées; on a coffré jusqu’à son fils Tortillard, ce méchant petit boiteux… On dit qu’il s’est passé chez lui un tas de massacres; qu’ils étaient là une bande de scélérats; que la Chouette, une des amies de la mère Burette, a été étranglée, et que si on n’était pas venu à temps, ils assassinaient la mère Mathieu, la courtière en pierreries, qui faisait travailler ce pauvre Morel… En voilà-t-il de ces nouvelles!

«Bras-Rouge arrêté! la Chouette morte! se dit Rodolphe avec étonnement; l’horrible vieille a mérité son sort; cette pauvre Fleur-de-Marie est du moins vengée.»

– Voilà donc pour ce qui est d’ici… sans compter la nouvelle infamie de Cabrion, je vas tout de suite en finir avec ce brigand-là… Vous allez voir quel front! Quand on a arrêté la mère Burette, et que nous avons su que Bras-Rouge, notre principal locataire, était aussi pincé, j’ai dit au vieux chéri: «Faut qu’tu trottes tout de suite chez le propriétaire, lui apprendre que M. Bras-Rouge est coffré.» Alfred part. Au bout de deux heures, il m’arrive… mais dans un état… mais dans un état… blanc comme un linge et soufflant comme un bœuf.

– Quoi donc encore?

– Vous allez voir, monsieur Rodolphe: figurez-vous qu’à dix pas d’ici il y a un grand mur blanc; mon vieux chéri, en sortant de la maison, regarde par hasard sur ce mur; qu’est-ce qu’il y voit écrit au charbon en grosses lettres? Pipelet-Cabrion, les deux noms joints par un grand trait d’union (c’est ce trait d’union avec ce scélérat-là qui l’estomaque le plus, mon vieux chéri). Bon, ça commence à le renverser; dix pas plus loin, qu’est-ce qu’il voit sur la grande porte du Temple? encore Pipelet-Cabrion, toujours avec un trait d’union; il va toujours; à chaque pas, monsieur Rodolphe, il voit écrits ces damnés noms sur les murs des maisons, sur les portes, partout Pipelet-Cabrion [5]. Mon vieux chéri commençait à y voir trente-six chandelles; il croyait que tous les passants le regardaient; il enfonçait son chapeau sur son nez, tant il était honteux. Il prend le boulevard, croyant que ce gueux de Cabrion aura borné ses immondices à la rue du Temple. Ah bien! oui… tout le long des boulevards, à chaque endroit où il y avait de quoi écrire, toujours Pipelet-Cabrion à mort!… Enfin le pauvre cher homme est arrivé si bouleversé chez le propriétaire qu’après avoir bredouillé, pataugé, barboté pendant un quart d’heure au vis-à-vis du propriétaire, celui-ci n’a rien compris du tout à ce qu’Alfred venait lui chanter; il l’a renvoyé en l’appelant vieil imbécile, et lui a dit de m’envoyer pour expliquer la chose. Bon! Alfred sort, s’en revient par un autre chemin pour éviter les noms qu’il avait vus écrits sut les murs… Ah bien! oui…

– Encore Pipelet et Cabrion!

– Comme vous dites, mon roi des locataires; de façon que le pauvre cher homme m’est arrivé ici abruti, ahuri, voulant s’exiler. Il me raconte l’histoire, je le calme comme je peux, je le laisse, et je pars avec Mlle Cecily pour aller chez le notaire… avant d’aller chez le propriétaire… Vous croyez que c’est tout? Joliment! À peine avais-je le dos tourné, que ce Cabrion, qui avait guetté ma sortie, eut le front d’envoyer ici deux grandes drôlesses qui se sont mises aux trousses d’Alfred… Tenez, les cheveux m’en dressent sur la tête… je vous dirai cela tout à l’heure… finissons du notaire.