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– En effet, cet événement est affreux! dit le vicomte, qui, la haine et la rage dans le cœur, cherchait le regard de M. de Montbrison; mais celui-ci, d’après les derniers mots de sa cousine, non par manque de cœur, mais par fierté, détournait sa vue d’un homme si cruellement flétri.

– De grâce, monsieur, dit la duchesse à son mari, en se levant, ne regrettez pas M. d’Harville d’une manière si bruyante et surtout si singulière… Sonnez, je vous prie, pour demander mes gens.

– C’est que c’est vrai aussi, dit M. de Lucenay en saisissant le cordon de la sonnette; dire qu’il y a trois jours il était plein de vie et de santé… et aujourd’hui, de lui que reste-t-il? Rien… rien… rien!!!

Ces trois dernières exclamations furent accompagnées de trois secousses si violentes que le cordon de sonnette que le duc tenait à la main, toujours en gesticulant, se sépara du ressort supérieur, tomba sur un candélabre garni de bougies allumées, en renversa deux; l’une, s’arrêtant sur la cheminée, brisa une charmante petite coupe de vieux sèvres, l’autre roula à terre sur un tapis de foyer en hermine, qui, un moment enflammé, fut presque aussitôt éteint sous le pied de Conrad.

Au même instant deux valets de chambre, appelés par cette sonnerie formidable, accoururent en hâte et trouvèrent M. de Lucenay le cordon de sonnette à la main, la duchesse riant aux éclats de cette ridicule cascatelle de bougies, et M. de Montbrison partageant l’hilarité de sa cousine.

M. de Saint-Remy seul ne riait pas.

M. de Lucenay, fort habitué à ces sortes d’accidents, conservait un sérieux parfait; il jeta le cordon de sonnette à un des gens et leur dit:

– La voiture de madame.

Clotilde, un peu calmée, reprit:

– En vérité, monsieur, il n’y a que vous au monde capable de donner à rire à propos d’un événement aussi lamentable.

– Lamentable!… Mais dites donc effroyable… mais dites donc épouvantable. Tenez, depuis hier, je suis à chercher combien il y a de personnes, même dans ma propre famille, que j’aurais voulu voir mourir à la place de ce pauvre d’Harville. Mon neveu d’Emberval, par exemple, qui est si impatientant à cause de son bégaiement; ou bien encore votre tante Merinville, qui parle toujours de ses nerfs, de sa migraine, et qui vous avale tous les jours, pour attendre le dîner, une abominable croûte au pot, comme une portière! Est-ce que vous y tenez beaucoup à votre tante Merinville?

– Allons donc, monsieur, vous êtes fou! dit la duchesse en haussant les épaules.

– Mais c’est que c’est vrai, reprit le duc, on donnerait vingt indifférents pour un ami… n’est-ce pas, Saint-Remy?

– Sans doute.

– C’est toujours cette vieille histoire du tailleur. La connais-tu, Conrad, l’histoire du tailleur?

– Non, mon cousin.

– Tu vas comprendre tout de suite l’allégorie. Un tailleur est condamné à être pendu; il n’y avait que lui de tailleur dans le bourg; que font les habitants? Ils disent au juge: «Monsieur le juge, nous n’avons qu’un tailleur, et nous avons trois cordonniers; si ça vous était égal de pendre un des trois cordonniers à la place du tailleur, nous aurions bien assez de deux cordonniers.» Comprends-tu l’allégorie, Conrad?

– Oui, mon cousin.

– Et vous, Saint-Remy?

– Moi aussi.

– La voiture de madame la duchesse! dit un des gens.

– Ah çà! mais pourquoi donc n’avez-vous pas mis vos diamants? dit tout à coup M. de Lucenay; avec cette toilette-là ils iraient joliment bien!

Saint-Remy tressaillit.

– Pour une pauvre fois que nous allons dans le monde ensemble, reprit le duc, vous auriez bien pu m’en faire honneur de vos diamants. C’est qu’ils sont beaux, les diamants de la duchesse… Les avez-vous vus, Saint-Remy?

– Oui… monsieur les connaît parfaitement, dit Clotilde; puis elle ajouta: Votre bras, Conrad…

M. de Lucenay suivit la duchesse avec Saint-Remy, qui ne se possédait pas de colère.

– Est-ce que vous ne venez pas avec nous chez les Senneval, Saint-Remy? lui dit M. de Lucenay.

– Non… impossible, répondit-il brusquement.

– Tenez, Saint-Remy, Mme de Senneval, voilà encore une personne… qu’est-ce que je dis, une?… deux… que je sacrifierais volontiers; car son mari est aussi sur ma liste.

– Quelle liste?

– Celle des gens qu’il m’aurait été bien égal de voir mourir, pourvu que d’Harville nous fût resté.

Au moment où, dans le salon d’attente, M. de Montbrison aidait la duchesse à mettre sa mante, M. de Lucenay, s’adressant à son cousin, lui dit:

– Puisque tu viens avec nous, Conrad… dis à ta voiture de suivre la nôtre… à moins que vous ne veniez, Saint-Remy, alors vous me donneriez une place… et je vous raconterais une bonne autre histoire, qui vaut bien celle du tailleur.

– Je vous remercie, dit sèchement Saint-Remy; je ne puis vous accompagner.

– Alors, au revoir, mon cher… Est-ce que vous êtes en querelle avec ma femme? La voilà qui monte en voiture sans vous dire un mot.

En effet, la voiture de la duchesse étant avancée au bas du perron, elle y monta légèrement.

– Mon cousin?… dit Conrad en attendant M. de Lucenay par déférence.

– Monte donc! Monte donc! dit le duc, qui, arrêté un moment au haut du perron, considérait l’élégant attelage de la voiture du vicomte. Ce sont vos chevaux alezans… Saint-Remy?

– Oui…

– Et votre gros Edwards… quelle tournure!… Voilà ce qui s’appelle un cocher de bonne maison!… Voyez comme il a bien ses chevaux dans la main!… Il faut être juste, il n’y a pourtant que ce diable de Saint-Remy pour avoir ce qu’il y a de mieux en tout.

– Mme de Lucenay et son cousin vous attendent, mon cher, dit M. de Saint-Remy avec amertume.

– C’est pardieu vrai… suis-je grossier… Au revoir, Saint-Remy… Ah! j’oubliais, dit le duc en s’arrêtant au milieu du perron, si vous n’avez rien de mieux à faire, venez donc dîner avec nous demain; lord Dudley m’a envoyé d’Écosse des grouses (coqs de bruyère). Figurez-vous que c’est quelque chose de monstrueux… C’est dit, n’est-ce pas?

Et le duc rejoignit sa femme et Conrad.

Saint-Remy, resté seul sur le perron, vit la voiture partir.

La sienne s’avança.

Il y monta en jetant un regard de colère, de haine et de désespoir sur cette maison, où il était entré si souvent en maître, et qu’il quittait ignominieusement chassé.