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La veuve jouissait de l’abattement de son fils.

– Tu as un moyen de sortir d’embarras: dénonce-nous!

– Je le devrais… mais je ne le ferai pas… vous le savez bien.

– C’est pour cela que j’ai tout dit… Maintenant t’en iras-tu?

Martial voulut tenter d’attendrir cette mégère; d’une voix moins rude il lui dit:

– Ma mère, je ne vous crois pas capable de ce meurtre…

– Comme tu voudras, mais va-t’en…

– Je m’en irai à une condition.

– Pas de condition!

– Vous mettrez les enfants en apprentissage… loin d’ici… en province…

– Ils resteront ici…

– Voyons, ma mère, quand vous les aurez rendus semblables à Nicolas, à Calebasse, à Ambroise, à mon père… à quoi ça vous servira-t-il?

– À faire de bons coups avec leur aide… Nous ne sommes pas déjà de trop… Calebasse reste ici avec moi pour tenir le cabaret. Nicolas est seul: une fois dressés, François et Amandine l’aideront; on leur a aussi jeté des pierres, à eux, tout petits… faut qu’ils se vengent!…

– Ma mère, vous aimez Calebasse et Nicolas, n’est-ce pas?

– Après?

– Que les enfants les imitent… que vos crimes et les leurs se découvrent…

– Après?

– Ils vont à l’échafaud, comme mon père.

– Après, après?

– Et leur sort ne vous fait pas trembler!

– Leur sort sera le mien, ni meilleur ni pire… Je vole, ils volent; je tue, ils tuent; qui prendra la mère prendra les petits… Nous ne nous quitterons pas. Si nos têtes tombent, elles tomberont dans le même panier… où elles se diront adieu! Nous ne reculerons pas; il n’y a que toi de lâche dans la famille, nous te chassons… va-t’en!

– Mais les enfants! Les enfants!

– Les enfants deviendront grands; je te dis que sans toi ils seraient déjà formés. François est presque prêt; quand tu seras parti, Amandine rattrapera le temps perdu…

– Ma mère, je vous en supplie, consentez à envoyer les enfants en apprentissage loin d’ici.

– Combien de fois faut-il te dire qu’ils y sont en apprentissage, ici?

La veuve du supplicié articula ces derniers mots d’une manière si inexorable que Martial perdit tout espoir d’amollir cette âme de bronze.

– Puisque c’est ainsi, reprit-il d’un ton bref et résolu, écoutez-moi bien à votre tour, ma mère… Je reste.

– Ah! ah!

– Pas dans cette maison… je serais assassiné par Nicolas ou empoisonné par Calebasse; mais, comme je n’ai pas de quoi me loger ailleurs, moi et les enfants, nous habiterons la baraque au bout de l’île; la porte est solide, je la renforcerai encore… Une fois là, bien barricadé, avec mon fusil, mon bâton et mon chien, je ne crains personne. Demain matin j’emmènerai les enfants; le jour, ils viendront avec moi, soit dans mon bateau, soit dehors; la nuit, ils coucheront près de moi, dans la cabane; nous vivrons de ma pêche; ça durera jusqu’à ce que j’aie trouvé à les placer, et je trouverai…

– Ah! c’est ainsi!

– Ni vous, ni mon frère, ni Calebasse ne pouvez empêcher que ça soit, n’est-ce pas!… Si on découvre vos vols ou votre assassinat durant mon séjour dans l’île… tant pis, j’en cours la chance! J’expliquerai que je suis revenu, que je suis resté à cause des enfants, pour les empêcher de devenir des gueux… On jugera… Mais que le tonnerre m’écrase si je quitte l’île, et si les enfants restent un jour de plus dans cette maison… Oui, et je vous défie, vous et les vôtres, de me chasser de l’île!

La veuve connaissait la résolution de Martial; les enfants aimaient leur frère aîné autant qu’ils la redoutaient; ils le suivraient donc sans hésiter lorsqu’il le voudrait. Quant à lui, bien armé, bien résolu, toujours sur ses gardes, dans son bateau pendant le jour, retranché et barricadé dans la cabane de l’île pendant la nuit, il n’avait rien à redouter des mauvais desseins de sa famille.

Le projet de Martial pouvait donc de tout point se réaliser… Mais la veuve avait beaucoup de raisons pour en empêcher l’exécution.

D’abord, ainsi que les honnêtes artisans considèrent quelquefois le nombre de leurs enfants comme une richesse, en raison des services qu’ils en retirent, la veuve comptait sur Amandine et sur François pour l’assister dans ses crimes.

Puis, ce qu’elle avait dit de son désir de venger son mari et son fils était vrai. Certains êtres, nourris, vieillis, durcis dans le crime, entrent en révolte ouverte; en guerre acharnée contre la société, et croient par de nouveaux crimes se venger de la juste punition qui a frappé eux ou les leurs.

Puis enfin les sinistres desseins de Nicolas contre Fleur-de-Marie, et plus tard contre la courtière, pouvaient être contrariés par la présence de Martial. La veuve avait espéré amener une séparation immédiate entre elle et Martial, soit en lui suscitant la querelle de Nicolas, soit en lui révélant que, s’il s’obstinait à rester dans l’île, il risquait de passer pour complice de plusieurs crimes.

Aussi rusée que pénétrante, la veuve, s’apercevant qu’elle s’était trompée, sentit qu’il fallait recourir à la perfidie pour faire tomber son fils dans un piège sanglant… Elle reprit donc, après un assez long silence, avec une amertume affectée:

– Je vois ton plan: tu ne veux pas nous dénoncer toi-même, tu veux nous faire dénoncer par les enfants.

– Moi!

– Ils savent maintenant qu’il y a un homme enterré ici; ils savent que Nicolas a volé… Une fois en apprentissage, ils parleraient, on nous prendrait, et nous y passerions tous… toi comme nous: voilà ce qui arriverait si je t’écoutais, si je te laissais chercher à placer les enfants ailleurs… Et pourtant tu dis que tu ne nous veux pas de mal!… Je ne te demande pas de m’aimer; mais ne hâte pas le moment où nous serons pris.

Le ton radouci de la veuve fit croire à Martial que ses menaces avaient produit sur elle un effet salutaire; il donna dans un piège affreux.

– Je connais les enfants, reprit-il, je suis sûr qu’en leur recommandant de ne rien dire, ils ne diraient rien… D’ailleurs, d’une façon ou d’une autre, je serais toujours avec eux et je répondrais de leur silence.

– Est-ce qu’on peut répondre des paroles d’un enfant… à Paris surtout, où l’on est si curieux et si bavard!… C’est autant pour qu’ils puissent nous aider à faire nos coups que pour qu’ils ne puissent pas nous vendre, que je veux les garder ici.

– Est-ce qu’ils ne vont pas quelquefois au bourg et à Paris? Qui les empêcherait de parler… s’ils ont à parler? S’ils étaient loin d’ici, à la bonne heure! Ce qu’ils pourraient dire n’aurait aucun danger…