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À ce nom, Rodolphe tressaillit.

C’était le nom de la belle-mère de Mme d’Harville.

Au lieu de rester dans l’ombre, il s’avança, et, à la lueur du jour et de la lampe, il reconnut facilement cette femme grâce au portrait que Clémence lui en avait plus d’une fois tracé.

– Mme d’Orbigny? répéta Mme Pipelet, c’est bien ça le nom que m’a dit M. Bradamanti; vous pouvez monter, madame.

La belle-mère de Mme d’Harville passa rapidement devant la loge.

– Et alllllez donc! s’écria la portière d’un air triomphant, enfoncée la bourgeoise!… Je sais son nom, elle s’appelle d’Orbigny… pas mauvais le moyen, hein… monsieur Rodolphe? Mais qu’est-ce que vous avez donc? Vous voilà tout pensif!

– Cette dame est déjà venue voir M. Bradamanti? demanda Rodolphe à la portière.

– Oui. Hier soir, dès qu’elle a été partie, M. Bradamanti est tout de suite sorti, afin d’aller probablement retenir sa place à la diligence pour aujourd’hui: car hier, en revenant, il m’a priée d’accompagner ce matin sa malle jusqu’au bureau des voitures, parce qu’il ne se fiait pas à ce petit gueux de Tortillard.

– Et où va M. Bradamanti? Le savez-vous?

– En Normandie… route d’Alençon.

Rodolphe se souvint que la terre des Aubiers, qu’habitait M. d’Orbigny, était située en Normandie.

Plus de doute, le charlatan se rendait auprès du père de Clémence, nécessairement dans de sinistres intentions!

– C’est son départ, à M. Bradamanti, qui va joliment ostiner la Séraphin! reprit Mme Pipelet. Elle est comme une enragée pour voir M. Bradamanti, qui l’évite le plus qu’il peut; car il m’a bien recommandé de lui cacher qu’il partait ce soir à six heures; aussi, quand elle va revenir, elle trouvera visage de bois! Je profiterai de ça pour lui parler de votre jeunesse. À propos, comment donc qu’elle s’appelle… Cicé?

– Cecily…

– C’est comme qui dirait Cécile avec un i au bout. C’est égal, faudra que je mette un morceau de papier dans ma tabatière pour me rappeler ce diable de nom-là… Cici… Caci… Cecily; bon, m’y voilà.

– Maintenant, je monte chez Mlle Rigolette, dit Rodolphe à Mme Pipelet, en sortant de sa loge.

– Et en redescendant, monsieur Rodolphe, est-ce que vous ne direz pas bonjour à ce pauvre vieux chéri? Il a bien du chagrin, allez! Il vous contera cela… ce monstre de Cabrion a encore fait des siennes…

– Je prendrai toujours part aux chagrins de votre mari, madame Pipelet…

Et Rodolphe, singulièrement préoccupé de la visite de Mme d’Orbigny à Polidori, monta chez Mlle Rigolette.

XIII Le premier chagrin de Rigolette

La chambre de Rigolette brillait toujours de la même propreté coquette; la grosse montre d’argent, placée sur la cheminée dans un cartel de buis, marquait quatre heures; la rigueur du froid ayant cessé, l’économe ouvrière n’avait pas allumé son poêle.

À peine de la fenêtre apercevait-on un coin du ciel bleu à travers la masse irrégulière de toits, de mansardes et de hautes cheminées qui de l’autre côté de la rue formait l’horizon.

Tout à coup un rayon de soleil, pour ainsi dire égaré, glissant entre deux pignons élevés, vint pendant quelques instants empourprer d’une teinte resplendissante les carreaux de la chambre de la jeune fille.

Rigolette travaillait assise à côté de la croisée; le doux clair-obscur de son charmant profil se détachait alors sur la transparence lumineuse de la vitre comme un camée d’une blancheur rosée sur un fond vermeil.

De brillants reflets couraient sur sa noire chevelure, tordue derrière sa tête, et nuançaient d’une chaude couleur d’ambre l’ivoire de ses petites mains laborieuses, qui maniaient l’aiguille avec une incomparable agilité.

Les longs plis de sa robe brune, sur laquelle tranchait la dentelure d’un tablier vert, cachaient à demi son fauteuil de paille; ses deux jolis pieds, toujours parfaitement chaussés, s’appuyaient au rebord d’un tabouret placé devant elle.

Ainsi qu’un grand seigneur s’amuse quelquefois par caprice à cacher les murs d’une chaumière sous d’éblouissantes draperies, un moment le soleil couchant illumina cette chambrette de mille feux chatoyants, moira de reflets dorés les rideaux de perse grise et verte, fit étinceler le poli des meubles de noyer, miroiter le carrelage du sol comme du cuivre rouge et entoura d’un grillage d’or la cage des oiseaux de la grisette.

Mais, hélas! malgré la joyeuseté provocante de ce rayon de soleil, les deux canaris mâle et femelle voletaient d’un air inquiet et, contre leur habitude, ne chantaient pas.

C’est que, contre son habitude, Rigolette ne chantait pas.

Tous trois ne gazouillaient guère les uns sans les autres. Presque toujours le chant frais et matinal de celle-ci donnait l’éveil aux chansons de ceux-là, qui, plus paresseux, ne quittaient pas leur nid de si bonne heure.

C’étaient alors des défis, des luttes de notes claires, sonores, perlées, argentines, dans lesquelles les oiseaux ne remportaient pas toujours l’avantage.

Rigolette ne chantait plus… parce que pour la première fois de sa vie elle éprouvait un chagrin.

Jusqu’alors l’aspect de la misère des Morel l’avait souvent affectée; mais de tels tableaux sont trop familiers aux classes pauvres pour leur causer des sentiments très-durables.

Après avoir presque chaque jour secouru ces malheureux autant qu’elle le pouvait, sincèrement pleuré avec eux et sur eux, la jeune fille se sentait à la fois émue et satisfaite… émue de ces infortunes… satisfaite de s’y être montrée pitoyable.

Mais ce n’était pas là un chagrin.

Bientôt la gaieté naturelle du caractère de Rigolette reprenait son empire… Et puis, sans égoïsme, mais par un simple fait de comparaison, elle se trouvait si heureuse dans sa petite chambre en sortant de l’horrible réduit des Morel que sa tristesse éphémère se dissipait bientôt.

Cette mobilité d’impression était si peu entachée de personnalité que, par un raisonnement d’une touchante délicatesse, la grisette regardait presque comme un devoir de faire la part des plus malheureux qu’elle, pour pouvoir jouir sans scrupule d’une existence bien précaire sans doute, et entièrement acquise par son travail, mais qui, auprès de l’épouvantable détresse de la famille du lapidaire, lui paraissait presque luxueuse.

– Pour chanter sans remords, lorsqu’on a auprès de soi des gens si à plaindre, disait-elle naïvement, il faut leur avoir été aussi charitable que possible.

Avant d’apprendre au lecteur la cause du premier chagrin de Rigolette, nous désirons le rassurer et l’édifier complètement sur la vertu de cette jeune fille.