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On se demande donc avec une curiosité douloureuse quel enchaînement de causes funestes a pu amener là celles de ces misérables qui ont connu la pudeur et la chasteté.

Tant de pentes diverses inclinent à cet égout!…

C’est rarement la passion de la débauche pour la débauche, mais le délaissement, mais le mauvais exemple, mais l’éducation perverse, mais surtout la faim, qui conduisent tant de malheureuses à l’infamie; car les classes pauvres payent seules à la civilisation cet impôt de l’âme et du corps.

Lorsque les détenues se précipitèrent en courant et en criant dans le préau, il était facile de voir que la seule joie de sortir de leurs ateliers ne les rendait pas si bruyantes. Après avoir fait irruption par l’unique porte qui conduisait à la cour, cette foule s’écarta et fit cercle autour d’un être informe, qu’on accablait de huées.

C’était une petite femme de trente-six à quarante ans, courte, ramassée, contrefaite, ayant le cou enfoncé entre des épaules inégales. On lui avait arraché sa cornette; et ses cheveux, d’un blond ou plutôt d’un jaune blafard, hérissés, emmêlés, nuancés de gris, retombaient sur son front bas et stupide. Elle était vêtue d’un sarrau bleu comme les autres prisonnières et portait sous son bras droit un petit paquet enveloppé d’un mauvais mouchoir à carreaux, troué. Elle tâchait, avec son coude gauche, de parer les coups qu’on lui portait.

Rien de plus tristement grotesque que les traits de cette malheureuse: c’était une ridicule et hideuse figure, allongée en museau, ridée, tannée, sordide, d’une couleur terreuse, percée de deux narines et de deux petits yeux rouges bridés et éraillés; tour à tour colère ou suppliante, elle grondait, elle implorait, mais on riait encore plus de ses plaintes que de ses menaces.

Cette femme était le jouet des détenues.

Une chose aurait dû pourtant la garantir de ces mauvais traitements… elle était grosse.

Mais sa laideur, son imbécillité et l’habitude qu’on avait de la regarder comme une victime vouée à l’amusement général, rendaient ses persécutrices implacables malgré leur respect ordinaire pour la maternité.

Parmi les ennemies les plus acharnées de Mont-Saint-Jean (c’était le nom du souffre-douleur), on remarquait la Louve.

La Louve était une grande fille de vingt ans, leste, virilement découplée, et d’une figure assez régulière; ses rudes cheveux noirs se nuançaient de reflets roux; l’ardeur du sang couperosait son teint; un duvet brun ombrageait ses lèvres charnues; ses sourcils châtains, épais et drus, se rejoignaient entre eux, au-dessus de ses grands yeux fauves; quelque chose de violent, de farouche, de bestial, dans l’expression de la physionomie de cette femme; une sorte de rictus habituel, qui, retroussant surtout sa lèvre supérieure lors de ses accès de colère, laissait voir ses dents blanches et écartées, expliquait son surnom de la Louve.

Néanmoins, on lisait sur ce visage plus d’audace et d’insolence que de cruauté; en un mot, on comprenait que, plutôt viciée que foncièrement mauvaise, cette femme fût encore susceptible de quelques bons mouvements, ainsi que l’inspectrice venait de le raconter à Mme d’Harville.

– Mon Dieu! Mon Dieu! qu’est-ce que je vous ai donc fait? criait Mont-Saint-Jean en se débattant au milieu de ses compagnes. Pourquoi vous acharnez-vous après moi?…

– Parce que ça nous amuse.

– Parce que tu n’es bonne qu’à être tourmentée…

– C’est ton état.

– Regarde-toi… tu verras, que tu n’as pas le droit de te plaindre…

– Mais vous savez bien que je ne me plains qu’à la fin… je souffre tant que je peux.

– Eh bien! nous te laisserons tranquille si tu nous dis pourquoi tu t’appelles Mont-Saint-Jean.

– Oui, oui, raconte-nous ça.

– Eh! Je vous l’ai dit cent fois, c’est un ancien soldat que j’ai aimé dans les temps, et qu’on appelait ainsi parce qu’il avait été blessé à la bataille de Mont-Saint-Jean… J’ai gardé son nom, là… Maintenant êtes-vous contentes? Quand vous me ferez répéter toujours la même chose?

– S’il te ressemblait, il était frais, ton soldat!

– Ça devait être un invalide…

– Un restant d’homme…

– Combien avait-il d’yeux de verre?

– Et de nez de fer-blanc?

– Il fallait qu’il eût les deux jambes et les deux bras de moins, avec ça sourd et aveugle… pour vouloir de toi…

– Je suis laide, un vrai monstre… je le sais bien, allez. Dites-moi des sottises, moquez vous de moi tant que vous voudrez… ça m’est égal; mais ne me battez pas, je ne demande que ça.

– Qu’est-ce que tu as dans ce vieux mouchoir? dit la Louve.

– Oui!… oui!… qu’est-ce qu’elle a là?

– Qu’elle nous le montre!

– Voyons! voyons!

– Oh! non, je vous en supplie!… s’écria la misérable en serrant de toutes ses forces son petit paquet entre ses mains.

– Il faut lui prendre…

– Oui, arrache-lui… la Louve!

– Mon Dieu! faut-il que vous soyez méchantes, allez… mais laissez donc ça… laissez donc ça…

– Qu’est-ce que c’est?

– Eh bien! c’est un commencement de layette pour mon enfant… je fais ça avec les vieux morceaux de linge dont personne ne veut et que je ramasse; ça vous est égal, n’est-ce pas?

– Oh! la layette du petit à Mont-Saint-Jean! C’est ça qui doit être farce!

– Voyons!!

– La layette… la layette!

– Elle aura pris mesure sur le petit chien de la gardienne… bien sûr…

– À vous, à vous, la layette! cria la Louve en arrachant le paquet des mains de Mont-Saint-Jean.

Le mouchoir presque en lambeaux se déchira, bon nombre de rognures d’étoffes de toutes couleurs et de vieux morceaux de linge à demi façonnés voltigèrent dans la cour et furent foulés aux pieds par les prisonnières, qui redoublèrent de huées et d’éclats de rire.

– Que ça de guenilles!

– On dirait le fond de la hotte d’un chiffonnier!

– En voilà des échantillons de vieilles loques!

– Quelle boutique!…

– Et pour coudre tout ça…

– Il y aura plus de fil que d’étoffe…

– Ça fait des broderies!

– Tiens, rattrape-les maintenant tes haillons… Mont-Saint-Jean!

– Faut-il être méchant, mon Dieu! faut-il être méchant! s’écria la pauvre créature en courant çà et là après les chiffons qu’elle tâchait de ramasser, malgré les bourrades qu’on lui donnait. Je n’ai jamais fait de mal à personne, ajouta-t-elle en pleurant, je leur ai offert, pour qu’elles me laissent tranquille, de leur rendre tous les services qu’elles voudraient, de leur donner la moitié de ma ration, quoique j’aie bien faim; eh bien! non, non, c’est tout de même… Mais qu’est-ce qu’il faut donc que je fasse pour avoir la paix?… Elles n’ont pas seulement pitié d’une pauvre femme enceinte! Faut être plus sauvage que des bêtes… J’avais eu tant de peine à ramasser ces petits bouts de linge! Avec quoi voulez-vous que je fasse la layette de mon enfant, puisque je n’ai de quoi rien acheter? À qui ça fait-il du tort de ramasser ce que personne ne veut plus, puisqu’on le jette. Mais tout à coup Mont-Saint-Jean s’écria avec un accent d’espoir: Oh! puisque vous voilà… la Goualeuse… je suis sauvée… parlez-leur pour moi… elles vous écouteront, bien sûr, puisqu’elles vous aiment autant qu’elles me haïssent.