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Depuis, je vais chaque soir dans cette rue, et voilà pourquoi, en sortant de l'Hôtel-de-Ville, mes pas se sont dirigés tout naturellement de ce côté; chaque soir, disais-je, je vais dans cette rue, je me cache à l'angle d'une maison qui est en face de la sienne, sous un petit balcon dont l'ombre m'enveloppe entièrement; une fois sur dix, je vois passer de la lumière dans la chambre qu'elle habite: c'est là ma vie, c'est là mon bonheur.

– Quel bonheur! s'écria Joyeuse.

– Hélas! je le perds si j'en désire un autre.

– Mais si tu te perds toi-même avec cette résignation?

– Mon frère, dit Henri avec un triste sourire, que voulez-vous, je me trouve heureux ainsi.

– C'est impossible.

– Que veux-tu, le bonheur est relatif; je sais qu'elle est là, qu'elle vit là, qu'elle respire là; je la vois à travers la muraille, ou plutôt il me semble la voir; si elle quittait cette maison, si je passais encore quinze jours comme ceux que je passai quand je l'eus perdue, mon frère, je deviendrais fou ou je me ferais moine.

– Non pas, mordieu! il y a déjà bien assez d'un fou et d'un moine dans la famille; restons-en là maintenant, mon cher ami.

– Pas d'observations, Anne, pas de railleries; les observations seraient inutiles, les railleries ne feraient rien.

– Et qui te parle d'observations et de railleries?

– À la bonne heure. Mais…

– Laisse-moi seulement te dire une chose.

– Laquelle?

– C'est que tu t'y es pris comme un franc écolier.

– Je n'ai fait ni combinaisons ni calculs, je ne m'y suis pas pris, je me suis abandonné à quelque chose de plus fort que moi. Quand un courant vous emporte, mieux vaut suivre le courant que de lutter contre lui.

– Et s'il conduit à quelque abîme?

– Il faut s'y engloutir, mon frère.

– C'est ton avis?

– Oui.

– Ce n'est pas le mien, et à ta place…

– Qu'eussiez-vous fait, Anne?

– Assez, certainement, pour savoir son nom, son âge; à ta place…

– Anne, Anne, vous ne la connaissez pas.

– Non, mais je te connais. Comment, Henri, vous aviez cinquante mille écus que je vous ai donnés sur les cent mille dont le roi m'a fait cadeau à sa fête…

– Ils sont encore dans mon coffre, Anne: pas un ne manque.

– Mordieu! tant pis; s'ils n'étaient pas dans votre coffre, la femme serait dans votre alcôve.

– Oh! mon frère.

– Il n'y a pas de: oh! mon frère; un serviteur ordinaire se vend pour dix écus, un bon pour cent, un excellent pour mille, un merveilleux pour trois mille. Voyons maintenant, supposons le phénix des serviteurs; rêvons le dieu de la fidélité, et moyennant vingt mille écus, par le pape, il sera à vous! Donc il vous restait cent trente mille livres pour payer le phénix des serviteurs. Henri, mon ami, vous êtes un niais.

– Anne, dit Henri en soupirant, il y a des gens qui ne se vendent pas; il y a des cœurs qu'un roi même n'est pas assez riche pour acheter.

Joyeuse se calma.

– Eh bien, je l'admets, dit-il; mais il n'en est pas qui ne se donnent.

– À la bonne heure.

– Eh bien! qu'avez-vous fait pour que le cœur de cette belle insensible se donnât à vous?

– J'ai la conviction, Anne, d'avoir fait tout ce que je pouvais faire.

– Allons donc, comte du Bouchage, vous voyez une femme triste, enfermée, gémissante, et vous vous faites plus triste, plus reclus, plus gémissant, c'est-à-dire plus assommant qu'elle-même! En vérité, vous parliez des façons vulgaires de l'amour, et vous êtes banal comme un quartenier. Elle est seule, faites-lui compagnie; elle est triste, soyez gai; elle regrette, consolez-la, et remplacez.

– Impossible, mon frère.

– As-tu essayé?

– Pourquoi faire?

– Dame! ne fût-ce que pour essayer. Tu es amoureux, dis-tu?

– Je ne connais pas de mot pour exprimer mon amour.

– Eh bien! dans quinze jours, tu auras ta maîtresse.

– Mon frère!

– Foi de Joyeuse. Tu n'as pas désespéré, je pense?

– Non, car je n'ai jamais espéré.

– À quelle heure la vois-tu?

– À quelle heure je la vois?

– Sans doute.

– Mais je vous ai dit que je ne la voyais pas, mon frère.

– Jamais?

– Jamais.

– Pas même à sa fenêtre?

– Pas même son ombre, vous dis-je.

– Il faut que cela finisse. Voyons, a-t-elle un amant?

– Je n'ai jamais vu un homme entrer dans sa maison, excepté ce Remy dont je vous ai parlé.

– Comment est la maison?

– Deux étages, petite porte sur un degré, terrasse au-dessus de la deuxième fenêtre.

– Mais par cette terrasse, ne peut-on entrer?

– Elle est isolée des autres maisons.

– Et en face, qu'y a-t-il?

– Une autre maison à peu près pareille, quoique plus élevée, ce me semble.

– Par qui est habitée cette maison?

– Par une espèce de bourgeois.

– De méchante ou de bonne humeur?

– De bonne humeur, car parfois je l'entends rire tout seul.

– Achète-lui sa maison.

– Qui vous dit qu'elle soit à vendre?

– Offre-lui-en le double de ce qu'elle vaut.

– Et si la dame m'y voit?

– Eh bien?

– Elle disparaîtra encore, tandis qu'en dissimulant ma présence, j'espère qu'un jour ou l'autre je la reverrai.

– Tu la reverras ce soir.

– Moi?

– Va te camper sous son balcon à huit heures.

– J'y serai comme j'y suis chaque jour, mais sans plus d'espoir que les autres jours.