– Vous sortez? demanda M. Fouquet.
– Oui, monseigneur; et vous?
– Moi, je reste.
– Sur parole?
– Sur parole.
– Bien. Je ne sors, d’ailleurs, que pour aller chercher cette réponse, vous savez?
– Cette sentence, vous voulez dire.
– Tenez, j’ai un peu du vieux Romain, moi. Ce matin, en me levant, j’ai remarqué que mon épée ne s’est prise dans aucune aiguillette, et que le baudrier a bien coulé. C’est un signe infaillible.
– De prospérité?
– Oui, figurez-vous le bien. Chaque fois que ce diable de buffle s’accrochait à mon dos, c’était une punition de M. de Tréville, ou un refus d’argent de M. de Mazarin. Chaque fois que l’épée s’accrochait dans le baudrier même, c’était une mauvaise commission, comme il m’en a plu toute ma vie. Chaque fois que l’épée elle-même dansait au fourreau, c’était un duel heureux. Chaque fois qu’elle se logeait dans mes mollets, c’était une blessure légère. Chaque fois qu’elle sortait tout à fait du fourreau, j’étais fixé, j’en étais quitte pour rester sur le champ de bataille, avec deux ou trois mois de chirurgien et de compresses.
– Ah! mais je ne vous savais pas si bien renseigné par votre épée, dit Fouquet avec un pâle sourire qui était la lutte contre ses propres faiblesses. Avez-vous une tisona ou une tranchante? Votre lame est-elle fée ou charmée?
– Mon épée, voyez-vous, c’est un membre qui fait partie de mon corps. J’ai ouï dire que certains hommes sont avertis par leur jambe ou par un battement de leur tempe. Moi, je suis averti par mon épée. Eh bien! elle ne m’a rien dit ce matin. Ah! si fait!… la voilà qui vient de tomber toute seule dans le dernier recoin du baudrier. Savez-vous ce que cela me présage?
– Non.
– Eh bien! cela me présage une arrestation pour aujourd’hui.
– Ah! mais, fit le surintendant plus étonné que fâché de cette franchise, si rien de triste ne vous est prédit par votre épée, il n’est donc pas triste pour vous de m’arrêter?
– Vous arrêter! vous?
– Sans doute… le présage…
– Ne vous regarde pas, puisque vous êtes tout arrêté depuis hier. Ce n’est donc pas vous que j’arrêterai. Voilà pourquoi je me réjouis, voilà pourquoi je dis que ma journée sera heureuse.
Et, sur ces paroles, prononcées avec une bonne grâce tout affectueuse, le capitaine prit congé de M. Fouquet pour se rendre chez le roi.
Il allait franchir le seuil de la chambre, lorsque M. Fouquet lui dit:
– Une dernière marque de votre bienveillance.
– Soit, monseigneur.
– M. d’Herblay; laissez-moi voir M. d’Herblay.
– Je vais faire en sorte de vous le ramener.
D’Artagnan ne croyait pas si bien dire. Il était écrit que la journée se passerait pour lui à réaliser les prédictions que le matin lui aurait faites.
Il vint heurter, ainsi que nous l’avons dit, à la porte du roi. Cette porte s’ouvrit. Le capitaine put croire que le roi venait ouvrir lui-même. Cette supposition n’était pas inadmissible après l’état d’agitation où le mousquetaire avait laissé Louis XIV la veille. Mais, au lieu de la figure royale, qu’il s’apprêtait à saluer respectueusement, il aperçut la figure longue et impassible d’Aramis. Peu s’en fallut qu’il ne poussât un cri, tant sa surprise fut violente.
– Aramis! dit-il.
– Bonjour, cher d’Artagnan, répondit froidement le prélat.
– Ici? balbutia le mousquetaire.
– Sa Majesté vous prie, dit l’évêque, d’annoncer qu’elle repose, après avoir été bien fatiguée toute la nuit.
– Ah! fit d’Artagnan, qui ne pouvait comprendre comment l’évêque de Vannes, si mince favori la veille, se trouvait devenu, en six heures, le plus haut champignon de fortune qui eût encore poussé dans la ruelle d’un lit royal.
En effet, pour transmettre au seuil de la chambre du monarque les volontés du roi, pour servir d’intermédiaire à Louis XIV, pour commander en son nom à deux pas de lui, il fallait être plus que n’avait jamais été Richelieu avec Louis XIII.
L’œil expressif de d’Artagnan, sa bouche dilatée, sa moustache hérissée, dirent tout cela dans le plus éclatant des langages au superbe favori, qui ne s’en émut point.
– De plus, continua l’évêque, vous voudrez bien, monsieur le capitaine des mousquetaires, ne laisser admettre que les grandes entrées ce matin. Sa Majesté veut dormir encore.
– Mais, objecta d’Artagnan prêt à se révolter et surtout à laisser éclater les soupçons que lui inspirait le silence du roi; mais, monsieur l’évêque, Sa Majesté m’a donné rendez-vous ce matin.
– Remettons, remettons, dit du fond de l’alcôve la voix du roi, voix qui fit courir un frisson dans les veines du mousquetaire.
Il s’inclina, ébahi, stupide, abruti par le sourire dont Aramis l’écrasa, une fois ces paroles prononcées.
– Et puis, continua l’évêque, pour répondre à ce que vous veniez demander au roi, mon cher d’Artagnan, voici un ordre dont vous prendrez connaissance sur-le-champ. Cet ordre concerne M. Fouquet.
D’Artagnan prit l’ordre qu’on lui tendait.
– Mise en liberté? murmura-t-il. Ah!
Et il poussa un second ah! plus intelligent que le premier.
C’est que cet ordre lui expliquait la présence d’Aramis chez le roi; c’est qu’Aramis, pour avoir obtenu la grâce de M. Fouquet, devait être bien avant dans la faveur royale; c’est que cette faveur expliquait à son tour l’incroyable aplomb avec lequel M. d’Herblay donnait les ordres au nom de Sa Majesté.
Il suffisait à d’Artagnan d’avoir compris quelque chose pour tout comprendre. Il salua et fit deux pas pour partir.
– Je vous accompagne, dit l’évêque.
– Où cela?
– Chez M. Fouquet; je veux jouir de son contentement.
– Ah! Aramis, que vous m’avez intrigué tout à l’heure, dit encore d’Artagnan.
– Mais, à présent, vous comprenez?
– Pardieu! si je comprends, dit-il tout haut.
Puis, tout bas:
– Eh bien! non! siffla-t-il entre ses dents; non, je ne comprends pas. C’est égal, il y a ordre.
Et il ajouta:
– Passez devant, monseigneur.
D’Artagnan conduisit Aramis chez Fouquet.