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– Eh bien? fit Aramis.

– Eh bien! bravant cette faiblesse, mon père voulut descendre au jardin au lieu de se mettre au lit; le pied lui manqua dès la première marche; l’escalier était roide; mon père alla tomber sur un angle de pierre dans lequel un gond de fer était scellé. Le gond lui ouvrit la tempe: il resta mort sur la place.

Aramis, levant les yeux sur son ami:

– Voilà deux circonstances extraordinaires, dit-il; n’en inférons pas qu’il puisse s’en présenter une troisième. Il ne convient pas à un homme de votre force d’être superstitieux, mon brave Porthos; d’ailleurs, où est-ce qu’on voit vos jambes fléchir? Jamais vous n’avez été si roide et si superbe; vous porteriez une maison sur vos épaules.

– En ce moment, dit Porthos, je me sens bien dispos; mais, il y a un moment, je vacillais, je m’affaissais, et, depuis tantôt, ce phénomène, comme vous dites, s’est présenté quatre fois. Je ne vous dirai pas que cela me fit peur; mais cela me contrariait; la vie est une agréable chose. J’ai de l’argent; j’ai de belles terres; j’ai des chevaux que j’aime; j’ai aussi des amis que j’aime: d’Artagnan, Athos, Raoul et vous.

L’admirable Porthos ne prenait pas même la peine de dissimuler à Aramis le rang qu’il lui donnait dans ses amitiés.

Aramis lui serra la main.

– Nous vivrons encore de nombreuses années, dit-il, pour conserver au monde des échantillons d’hommes rares. Fiez-vous à moi, cher ami: nous n’avons aucune réponse de d’Artagnan, c’est bon signe; il doit avoir donné des ordres pour masser la flotte et dégarnir la mer. J’ai ordonné, moi, tout à l’heure, qu’on roulât une barque sur des rouleaux jusqu’à l’issue du grand souterrain de Locmaria, vous savez, où nous avons tant de fois fait l’affût pour les renards.

– Oui, et qui aboutit à la petite anse par un boyau que nous avons découvert le jour où ce superbe renard s’échappa par là.

– Précisément. En cas de malheur, on nous cachera une barque dans ce souterrain; elle doit y être déjà. Nous attendrons le moment favorable, et, pendant la nuit, en mer!

– Voilà une bonne idée, nous y gagnons quoi?

– Nous y gagnons que nul ne connaît cette grotte, ou plutôt son issue, à part nous et deux ou trois chasseurs de l’île; nous y gagnons que, si l’île est occupée, les éclaireurs, ne voyant pas de barque au rivage, ne soupçonneront pas qu’on puisse s’échapper et cesseront de surveiller.

– Je comprends.

– Eh bien! les jambes?

– Oh! excellentes en ce moment.

– Vous voyez donc bien, tout conspire à nous donner le repos et l’espoir. D’Artagnan débarrasse la mer et nous fait libres. Plus de flotte royale ni de descente à craindre. Vive Dieu! Porthos, nous avons encore un demi-siècle de bonnes aventures, et, si je touche la terre d’Espagne, je vous jure, ajouta l’évêque avec une énergie terrible, que votre brevet de duc n’est pas aussi aventuré qu’on veut bien le dire.

– Espérons, fit Porthos un peu ragaillardi par cette nouvelle chaleur de son compagnon.

Tout à coup, un cri se fit entendre:

– Aux armes!

Ce cri, répété par cent voix, vint, dans la chambre où les deux amis se tenaient, porter la surprise chez l’un et l’inquiétude chez l’autre.

Aramis ouvrit la fenêtre; il vit courir une foule de gens avec des flambeaux. Les femmes se sauvaient, les gens armés prenaient leurs postes.

– La flotte! la flotte! cria un soldat qui reconnut Aramis.

– La flotte? répéta celui-ci.

– À demi-portée de canon, continua le soldat.

– Aux armes! cria Aramis.

– Aux armes! répéta formidablement Porthos.

Et tous deux s’élancèrent vers le môle, pour se mettre à l’abri derrière les batteries.

On vit s’approcher des chaloupes chargées de soldats; elles prirent trois directions pour descendre sur trois points à la fois.

– Que faut-il faire? demanda un officier de garde.

– Arrêtez-les; et, si elles poursuivent, feu! dit Aramis.

Cinq minutes après, la canonnade commença.

C’étaient les coups de feu que d’Artagnan avait entendus en abordant en France.

Mais les chaloupes étaient trop près du môle pour que les canons tirassent juste; elles abordèrent; le combat commença presque corps à corps.

– Qu’avez-vous, Porthos? dit Aramis à son ami.

– Rien… les jambes… c’est vraiment incompréhensible… elles se remettront en chargeant.

En effet, Porthos et Aramis se mirent à charger avec une telle vigueur, ils animèrent si bien leurs hommes, que les royaux se rembarquèrent précipitamment sans avoir eu autre chose que des blessés qu’ils emportèrent.

– Eh! mais Porthos, cria Aramis, il nous faut un prisonnier, vite, vite.

Porthos s’abaissa sur l’escalier du môle, saisit par la nuque un des officiers de l’armée royale qui attendait, pour s’embarquer, que tout son monde fût dans la chaloupe. Le bras du géant enleva cette proie, qui lui servit de bouclier pour remonter sans qu’un coup de feu fût tiré sur lui.

– Voici un prisonnier, dit Porthos à Aramis.

– Eh bien! s’écria celui-ci en riant, calomniez donc vos jambes!

– Ce n’est pas avec mes jambes que je l’ai pris, répliqua Porthos tristement, c’est avec mon bras.

Chapitre CCLII – Le fils de Biscarrat

Les Bretons de l’île étaient tout fiers de cette victoire; Aramis ne les encouragea pas.

– Ce qui arrivera, dit-il à Porthos, quand tout le monde fut rentré, c’est que la colère du roi s’éveillera avec le récit de la résistance, et que ces braves gens seront décimés ou brûlés quand l’île sera prise; ce qui ne peut manquer d’advenir.

– Il en résulte, dit Porthos, que nous n’avons rien fait d’utile?

– Pour le moment, si fait, répliqua l’évêque; car nous avons un prisonnier duquel nous saurons ce que nos ennemis préparent.

– Oui, interrogeons ce prisonnier, fit Porthos, et le moyen de le faire parler est simple: nous allons souper, nous l’inviterons; en buvant, il parlera.

Ce qui fut fait. L’officier, un peu inquiet d’abord, se rassura en voyant les gens auxquels il avait affaire.

Il donna, n’ayant pas peur de se compromettre, tous les détails imaginables sur la démission et le départ de d’Artagnan.

Il expliqua comment, après ce départ, le nouveau chef de l’expédition avait ordonné une surprise sur Belle-Île. Là s’arrêtèrent ses explications.