– Pourquoi cela? demanda gracieusement Planchet.
– Mais, d’abord, parce que je n’en connais pas la fin; et, ensuite, parce qu’elle est pleine de braconniers.
– Et comment cette profusion de braconniers peut-elle vous rendre cette forêt si agréable?
– En ce qu’ils chassent mon gibier et que, moi, je les chasse, ce qui, en temps de paix, est en petit, pour moi, une image de la guerre.
On en était à ce moment de la conversation, lorsque Planchet, levant le nez, aperçut les premières maisons de Fontainebleau qui se dessinaient en vigueur sur le ciel, tandis qu’au-dessus de la masse compacte et informe s’élançaient les toits aigus du château, dont les ardoises reluisaient à la lune comme les écailles d’un immense poisson.
– Messieurs, dit Planchet, j’ai l’honneur de vous annoncer que nous sommes arrivés à Fontainebleau.
Chapitre CXLIV – La campagne de Planchet
Les cavaliers levèrent la tête et virent que l’honnête Planchet disait l’exacte vérité.
Dix minutes après, ils étaient dans la rue de Lyon, de l’autre côté de l’Auberge du Beau-Paon.
Une grande haie de sureaux touffus, d’aubépines et de houblons formait une clôture impénétrable et noire, derrière laquelle s’élevait une maison blanche à large toit de tuiles.
Deux fenêtres de cette maison donnaient sur la rue.
Toutes deux étaient sombres.
Entre les deux, une petite porte surmontée d’un auvent soutenu par des pilastres y donnait entrée.
On arrivait à cette porte par un seuil élevé.
Planchet mit pied à terre comme s’il allait frapper à cette porte; puis, se ravisant, il prit son cheval par la bride et marcha environ trente pas encore.
Ses deux compagnons le suivirent.
Alors il arriva devant une porte charretière à claire-voie située trente pas plus loin, et, levant un loquet de bois, seule clôture de cette porte, il poussa l’un des battants.
Alors il entra le premier, tira son cheval par la bride, dans une petite cour entourée de fumier, dont la bonne odeur décelait une étable toute voisine.
– Il sent bon, dit bruyamment Porthos en mettant à son tour pied à terre, et je me croirais, en vérité dans mes vacheries de Pierrefonds.
– Je n’ai qu’une vache, se hâta de dire modestement Planchet.
– Et moi, j’en ai trente, dit Porthos, ou plutôt je ne sais pas le nombre de mes vaches.
Les deux cavaliers étaient entrés, Planchet referma la porte derrière eux.
Pendant ce temps, d’Artagnan, qui avait mis pied à terre avec sa légèreté habituelle, humait le bon air, et, joyeux comme un Parisien qui voit de la verdure, il arrachait un brin de chèvrefeuille d’une main, une églantine de l’autre.
Porthos avait mis ses mains sur des pois qui montaient le long des perches et mangeait ou plutôt broutait cosses et fruits.
Planchet s’occupa aussitôt de réveiller, dans ses appentis, une manière de paysan, vieux et cassé, qui couchait sur des mousses couvertes d’une souquenille.
Ce paysan, reconnaissant Planchet, l’appela notre maître, à la grande satisfaction de l’épicier.
– Mettez les chevaux au râtelier, mon vieux, et bonne pitance, dit Planchet.
– Oh! oui-da! les belles bêtes, dit le paysan; oh! il faut qu’elles en crèvent!
– Doucement, doucement, l’ami, dit d’Artagnan; peste! comme nous y allons: l’avoine et la botte de paille, rien de plus.
– Et de l’eau blanche pour ma monture à moi, dit Porthos, car elle a bien chaud, ce me semble.
– Oh! ne craignez rien, messieurs, répondit Planchet, le père Célestin est un vieux gendarme d’Ivry. Il connaît l’écurie; venez à la maison, venez.
Il attira les deux amis par une allée fort couverte qui traversait un potager, puis une petite luzerne, et qui, enfin, aboutissait à un petit jardin derrière lequel s’élevait la maison, dont on avait déjà vu la principale façade du côté de la rue.
À mesure que l’on approchait, on pouvait distinguer, par deux fenêtres ouvertes au rez-de-chaussée et qui donnaient accès à la chambre, l’intérieur, le pénétral de Planchet.
Cette chambre, doucement éclairée par une lampe placée sur la table, apparaissait au fond du jardin comme une riante image de la tranquillité, de l’aisance et du bonheur.
Partout où tombait la paillette de lumière détachée du centre lumineux sur une faïence ancienne, sur un meuble luisant de propreté, sur une arme pendue à la tapisserie, la pure clarté trouvait un pur reflet, et la goutte de feu venait dormir sur la chose agréable à l’œil.
Cette lampe, qui éclairait la chambre, tandis que le feuillage des jasmins et des aristoloches tombait de l’encadrement des fenêtres, illuminait splendidement une nappe damassée blanche comme un quartier de neige.
Deux couverts étaient mis sur cette nappe. Un vin jauni roulait ses rubis dans le cristal à facettes de la longue bouteille, et un grand pot de faïence bleue, à couvercle d’argent, contenait un cidre écumeux.
Près de la table, dans un fauteuil à large dossier, dormait une femme de trente ans, au visage épanoui par la santé et la fraîcheur.
Et, sur les genoux de cette fraîche créature, un gros chat doux, pelotonnant son corps sur ses pattes pliées, faisait entendre le ronflement caractéristique qui, avec les yeux demi-clos, signifie, dans les mœurs félines: «Je suis parfaitement heureux.»
Les deux amis s’arrêtèrent devant cette fenêtre, tout ébahis de surprise.
Planchet, en voyant leur étonnement, fut ému d’une douce joie.
– Ah! coquin de Planchet! dit d’Artagnan, je comprends tes absences.
– Oh! oh! voilà du linge bien blanc, dit à son tour Porthos d’une voix de tonnerre.
Au bruit de cette voix, le chat s’enfuit, la ménagère se réveilla en sursaut, et Planchet, prenant un air gracieux, introduisit les deux compagnons dans la chambre où était dressé le couvert.
– Permettez-moi, dit-il, ma chère, de vous présenter M. le chevalier d’Artagnan, mon protecteur.
D’Artagnan prit la main de la dame en homme de Cour et avec les mêmes manières chevaleresques qu’il eût pris celle de Madame.
– M. le baron du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, ajouta Planchet.
Porthos fit un salut dont Anne d’Autriche se fût déclarée satisfaite, sous peine d’être bien exigeante.