– Toujours… Duchesse, une preuve d’amitié.
– Ah! madame, tout mon être appartient à Votre Majesté.
– Cette preuve, voyons!
– Laquelle?
– Demandez-moi quelque chose.
– Demander?
– Oh! je sais que vous êtes l’âme la plus désintéressée, la plus grande, la plus royale.
– Ne me louez pas trop, madame, dit la duchesse inquiète.
– Je ne vous louerai jamais autant que vous le méritez.
– Avec l’âge, avec les malheurs, on change beaucoup, madame.
– Dieu vous entende, duchesse!
– Comment cela?
– Oui, la duchesse d’autrefois, la belle, la fière, l’adorée Chevreuse m’eût répondu ingratement: «Je ne veux rien de vous.» Bénis soient donc les malheurs, s’ils sont venus, puisqu’ils vous auront changée, et que peut-être vous me répondrez: «J’accepte.»
La duchesse adoucit son regard et son sourire; elle était sous le charme et ne se cachait plus.
– Parlez, chère, dit la reine, que voulez-vous?
– Il faut donc s’expliquer?…
– Sans hésitation.
– Eh bien! Votre Majesté peut me faire une joie indicible, une joie incomparable.
– Voyons, fit la reine, un peu refroidie par l’inquiétude. Mais, avant toute chose, ma bonne Chevreuse, souvenez-vous que je suis en puissance de fils comme j’étais autrefois en puissance de mari.
– Je vous ménagerai, chère reine.
– Appelez-moi Anne, comme autrefois; ce sera un doux écho de la belle jeunesse.
– Soit. Eh bien! ma vénérée maîtresse, Anne chérie…
– Sais-tu toujours l’espagnol?
– Toujours.
– Demande-moi en espagnol alors.
– Voici: faites-moi l’honneur de venir passer quelques jours à Dampierre.
– C’est tout? s’écria la reine stupéfaite.
– Oui.
– Rien que cela?
– Bon Dieu! auriez-vous l’idée que je ne vous demande pas là le plus énorme bienfait? S’il en est ainsi, vous ne me connaissez plus. Acceptez vous?
– Oui, de grand cœur.
– Oh! merci!
– Et je serai heureuse, continua la reine avec défiance si ma présence peut vous être utile à quelque chose.
– Utile? s’écria la duchesse en riant. Oh! non, non, agréable, douce, délicieuse, oui, mille fois oui. C’est donc promis?
– C’est juré.
La duchesse se jeta sur la main si belle de la reine et la couvrit de baisers.
«C’est une bonne femme au fond, pensa la reine, et… généreuse d’esprit.»
– Votre Majesté, reprit la duchesse, consentirait-elle à me donner quinze jours?
– Oui, certes! Pourquoi?
– Parce que, dit la duchesse, me sachant en disgrâce, nul ne voulait me prêter les cent mille écus dont j’ai besoin pour réparer Dampierre. Mais, lorsqu’on va savoir que c’est pour y recevoir Votre Majesté, tous les fonds de Paris afflueront chez moi.
– Ah! fit la reine en remuant doucement la tête avec intelligence, cent mille écus! il faut cent mille écus pour réparer Dampierre?
– Tout autant.
– Et personne ne veut vous les prêter?
– Personne.
– Je les prêterai, moi, si vous voulez, duchesse.
– Oh! je n’oserais.
– Vous auriez tort.
– Vrai?
– Foi de reine!… Cent mille écus, ce n’est réellement pas beaucoup.
– N’est-ce pas?
– Non. Oh! je sais que vous n’avez jamais fait payer votre discrétion ce qu’elle vaut. Duchesse, avancez-moi cette table, que je vous fasse un bon sur M. Colbert; non, sur M. Fouquet, qui est un bien plus galant homme.
– Paie-t-il?
– S’il ne paie pas, je paierai; mais ce serait la première fois qu’il me refuserait.
La reine écrivit, donna la cédule à la duchesse, et la congédia après l’avoir gaiement embrassée.
Chapitre CLXXXIV – Comment Jean de La Fontaine fit son premier conte
Toutes ces intrigues sont épuisées; l’esprit humain, si multiple dans ses exhibitions, a pu se développer à l’aise dans les trois cadres que notre récit lui a fournis.
Peut-être s’agira-t-il encore de politique et d’intrigues dans le tableau que nous préparons, mais les ressorts en seront tellement cachés, que l’on ne verra que les fleurs et les peintures, absolument comme dans ces théâtres forains où paraît, sur la scène, un colosse qui marche mû par les petites jambes et les bras grêles d’un enfant caché dans sa carcasse.
Nous retournons à Saint-Mandé, où le surintendant reçoit, selon son habitude, sa société choisie d’épicuriens.
Depuis quelque temps, le maître a été rudement éprouvé. Chacun se ressent au logis de la détresse du ministre. Plus de grandes et folles réunions. La finance a été un prétexte pour Fouquet, et jamais, comme le dit spirituellement Gourville, prétexte n’a été plus fallacieux; de finances, pas l’ombre.
M. Vatel s’ingénie à soutenir la réputation de la maison. Cependant les jardiniers, qui alimentent les offices, se plaignent d’un retard ruineux. Les expéditionnaires de vins d’Espagne envoient fréquemment des mandats que nul ne paie. Les pêcheurs que le surintendant gage sur les côtes de Normandie supputent que, s’ils étaient remboursés, la rentrée de la somme leur permettrait de se retirer à terre. La marée, qui, plus tard, doit faire mourir Vatel, la marée n’arrive pas du tout.
Cependant, pour le jour de réception ordinaire, les amis de Fouquet se présentent plus nombreux que de coutume. Gourville et l’abbé Fouquet causent finances, c’est-à-dire que l’abbé emprunte quelques pistoles à Gourville. Pélisson, assis les jambes croisées, termine la péroraison d’un discours par lequel Fouquet doit rouvrir le Parlement.
Et ce discours est un chef-d’œuvre, parce que Pélisson le fait pour son ami, c’est-à-dire qu’il y met tout ce que, certainement, il n’irait pas chercher pour lui-même. Bientôt, se disputant sur les rimes faciles, arrivent du fond du jardin Loret et La Fontaine.
Les peintres et les musiciens se dirigent à leur tour du côté de la salle à manger. Lorsque huit heures sonneront, on soupera.