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Monte-Cristo lui serra la main comme il la lui avait serrée onze ans auparavant sur l’escalier qui conduisait au cabinet de Morrel.

«Vous fiez-vous toujours à Simbad le marin? lui demanda-t-il en souriant.

– Oh! oui!

– Eh bien, donc, endormez-vous dans la paix et dans la confiance du Seigneur.»

Comme nous l’avons dit, la chaise de poste attendait; quatre chevaux vigoureux hérissaient leurs crins et frappaient le pavé avec impatience.

Au bas du perron, Ali attendait le visage luisant de sueur; il paraissait arriver d’une longue course.

«Eh bien, lui demanda le comte en arabe, as-tu été chez le vieillard?»

Ali fit signe que oui.

«Et tu lui as déployé la lettre sous les yeux, ainsi que je te l’avais ordonné?

– Oui, fit encore respectueusement l’esclave.

– Et qu’a-t-il dit, ou plutôt qu’a-t-il fait?»

Ali se plaça sous la lumière, de façon que son maître pût le voir, et, imitant avec son intelligence si dévouée la physionomie du vieillard, il ferma les yeux comme faisait Noirtier lorsqu’il voulait dire: Oui.

«Bien, il accepte, dit Monte-Cristo; partons!»

Il avait à peine laissé échapper ce mot, que déjà la voiture roulait et que les chevaux faisaient jaillir du pavé une poussière d’étincelles. Maximilien s’accommoda dans son coin sans dire un seul mot.

Une demi-heure s’écoula; la calèche s’arrêta tout à coup; le comte venait de tirer le cordonnet de soie qui correspondait au doigt d’Ali.

Le Nubien descendit et ouvrit la portière. La nuit étincelait d’étoiles. On était au haut de la montée de Villejuif, sur le plateau d’où Paris, comme une sombre mer, agite ses millions de lumières qui paraissent des flots phosphorescents; flots en effet, flots plus bruyants, plus passionnés, plus mobiles, plus furieux, plus avides que ceux de l’Océan irrité, flots qui ne connaissent pas le calme comme ceux de la vaste mer, flots qui se heurtent toujours, écument toujours, engloutissent toujours!…

Le comte demeura seul, et sur un signe de sa main la voiture fit quelques pas en avant.

Alors il considéra longtemps, les bras croisés, cette fournaise où viennent se fondre, se tordre et se modeler toutes ces idées qui s’élancent du gouffre bouillonnant pour aller agiter le monde. Puis, lorsqu’il eut bien arrêté son regard puissant sur cette Babylone qui fait rêver les poètes religieux comme les railleurs matérialistes:

«Grande ville! murmura-t-il en inclinant la tête et en joignant les mains comme s’il eût prié, voilà moins de six mois que j’ai franchi tes portes. Je crois que l’esprit de Dieu m’y avait conduit, il m’en ramène triomphant; le secret de ma présence dans tes murs, je l’ai confié à ce Dieu qui seul a pu lire dans mon cœur; seul il connaît que je me retire sans haine et sans orgueil, mais non sans regrets; seul il sait que je n’ai fait usage ni pour moi, ni pour de vaines causes, de la puissance qu’il m’avait confiée. Ô grande ville! c’est dans ton sein palpitant que j’ai trouvé ce que je cherchais; mineur patient, j’ai remué tes entrailles pour en faire sortir le mal; maintenant, mon œuvre est accomplie, ma mission est terminée; maintenant tu ne peux plus m’offrir ni joies, ni douleurs. Adieu, Paris! adieu!»

Son regard se promena encore sur la vaste plaine comme celui d’un génie nocturne; puis, passant la main sur son front, il remonta dans sa voiture, qui se referma sur lui, et qui disparut bientôt de l’autre côté de la montée dans un tourbillon de poussière et de bruit.

Ils firent deux lieues sans prononcer une seule parole. Morrel rêvait, Monte-Cristo le regardait rêver.

«Morrel, lui dit le comte, vous repentiriez-vous de m’avoir suivi?

– Non, monsieur le comte; mais quitter Paris…

– Si j’avais cru que le bonheur vous attendît à Paris, Morrel, je vous y eusse laissé.

– C’est à Paris que Valentine repose, et quitter Paris, c’est la perdre une seconde fois.

– Maximilien, dit le comte, les amis que nous avons perdus ne reposent pas dans la terre, ils sont ensevelis dans notre cœur, et c’est Dieu qui l’a voulu ainsi pour que nous en fussions toujours accompagnés. Moi, j’ai deux amis qui m’accompagnent toujours ainsi: l’un est celui qui m’a donné la vie, l’autre est celui qui m’a donné l’intelligence. Leur esprit à tous deux vit en moi. Je les consulte dans le doute, et si j’ai fait quelque bien, c’est à leurs conseils que je le dois. Consultez la voix de votre cœur, Morrel, et demandez-lui si vous devez continuer de me faire ce méchant visage.

– Mon ami, dit Maximilien, la voix de mon cœur est bien triste et ne me promet que des malheurs.

– C’est le propre des esprits affaiblis de voir toutes choses à travers un crêpe; c’est l’âme qui se fait à elle-même ses horizons; votre âme est sombre, c’est elle qui vous fait un ciel orageux.

– Cela est peut-être vrai», dit Maximilien.

Et il retomba dans sa rêverie.

Le voyage se fit avec cette merveilleuse rapidité qui était une des puissances du comte; les villes passaient comme des ombres sur leur route; les arbres, secoués par les premiers vents de l’automne, semblaient venir au-devant d’eux comme des géants échevelés, et s’enfuyaient rapidement dès qu’ils les avaient rejoints. Le lendemain, dans la matinée, ils arrivèrent à Châlons, où les attendait le bateau à vapeur du comte; sans perdre un instant, la voiture fut transportée à bord; les deux voyageurs étaient déjà embarqués.

Le bateau était taillé pour la course, on eût dit une pirogue indienne; ses deux roues semblaient deux ailes avec lesquelles il rasait l’eau comme un oiseau voyageur; Morrel lui-même éprouvait cette espèce d’enivrement de la vitesse; et parfois le vent qui faisait flotter ses cheveux semblait prêt pour un moment à écarter les nuages de son front.

Quant au comte, à mesure qu’il s’éloignait de Paris, une sérénité presque surhumaine semblait l’envelopper comme une auréole. On eût dit d’un exilé qui regagne sa patrie.

Bientôt Marseille, blanche, tiède, vivante; Marseille, la sœur cadette de Tyr et de Carthage, et qui leur a succédé à l’empire de la Méditerranée; Marseille, toujours plus jeune à mesure qu’elle vieillit, apparut à leurs yeux. C’était pour tous deux des aspects féconds en souvenirs que cette tour ronde, ce fort Saint-Nicolas, cet hôtel de ville de Puget, ce port aux quais de briques où tous deux avaient joué enfants.

Aussi, d’un commun accord, s’arrêtèrent-ils tous deux sur la Canebière.

Un navire partait pour Alger; les colis, les passagers entassés sur le pont, la foule des parents, des amis qui disaient adieu, qui criaient et pleuraient, spectacle toujours émouvant, même pour ceux qui assistent tous les jours à ce spectacle, ce mouvement ne put distraire Maximilien d’une idée qui l’avait saisi du moment où il avait posé le pied sur les larges dalles du quai.