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Il ouvrit sa fenêtre: une grande bande orangée traversait au loin le ciel et coupait en deux les minces peupliers qui se profilaient en noir sur l’horizon. Dans le champ de luzerne, au-delà de la grille des marronniers, une alouette montait au ciel, en faisant entendre son chant clair et matinal.

L’air humide de l’aube inonda la tête de Villefort et rafraîchit sa mémoire.

«Ce sera pour aujourd’hui, dit-il avec effort; aujourd’hui l’homme qui va tenir le glaive de la justice doit frapper partout où sont les coupables.»

Ses regards allèrent alors malgré lui chercher la fenêtre de Noirtier qui s’avançait en retour, la fenêtre où il avait vu le vieillard la veille.

Le rideau en était tiré.

Et cependant l’image de son père lui était tellement présente qu’il s’adressa à cette fenêtre fermée comme si elle était ouverte, et que par cette ouverture il vit encore le vieillard menaçant.

«Oui, murmura-t-il, oui, sois tranquille!»

Sa tête retomba sur sa poitrine, et, la tête ainsi inclinée, il fit quelques tours dans son cabinet, puis enfin il se jeta tout habillé sur un canapé, moins pour dormir que pour assouplir ses membres raidis par la fatigue et le froid du travail qui pénètre jusque dans la moelle des os.

Peu à peu tout le monde se réveilla. Villefort, de son cabinet, entendit les bruits successifs qui constituent pour ainsi dire la vie de la maison: les portes mises en mouvement, le tintement de la sonnette de Mme de Villefort qui appelait sa femme de chambre, les premiers cris de l’enfant, qui se levait joyeux comme on se lève d’habitude à cet âge.

Villefort sonna à son tour. Son nouveau valet de chambre entra chez lui et lui apporta les journaux.

En même temps que les journaux, il apporta une tasse de chocolat.

«Que m’apportez-vous là? demanda Villefort.

– Une tasse de chocolat.

– Je ne l’ai point demandée. Qui prend donc ce soin de moi?

– Madame; elle m’a dit que monsieur parlerait sans doute beaucoup aujourd’hui dans cette affaire d’assassinat et qu’il avait besoin de prendre des forces.»

Et le valet déposa sur la table dressée près du canapé, table, comme toutes les autres, chargée de papiers, la tasse de vermeil.

Le valet sortit.

Villefort regarda un instant la tasse d’un air sombre, puis, tout à coup, il la prit avec un mouvement nerveux, et avala d’un seul trait le breuvage qu’elle contenait. On eût dit qu’il espérait que ce breuvage était mortel et qu’il appelait la mort pour le délivrer d’un devoir qui lui commandait une chose bien plus difficile que de mourir. Puis il se leva et se promena dans son cabinet avec une espèce de sourire qui eût été terrible à voir si quelqu’un l’eût regardé.

Le chocolat était inoffensif, et M. de Villefort n’éprouva rien.

L’heure du déjeuner arrivée, M. de Villefort ne parut point à table. Le valet de chambre rentra dans le cabinet.

«Madame fait prévenir monsieur, dit-il, que onze heures viennent de sonner et que l’audience est pour midi.

– Eh bien, fit Villefort, après?

– Madame a fait sa toilette: elle est toute prête, et demande si elle accompagnera monsieur?

– Où cela?

– Au Palais.

– Pour quoi faire?

– Madame dit qu’elle désire beaucoup assister à cette séance.

– Ah! dit Villefort avec un accent presque effrayant, elle désire cela!»

Le domestique recula d’un pas et dit:

«Si monsieur désire sortir seul, je vais le dire à madame.»

Villefort resta un instant muet; il creusait avec ses ongles sa joue pâle sur laquelle tranchait sa barbe d’un noir d’ébène.

«Dites à madame, répondit-il enfin, que je désire lui parler, et que je la prie de m’attendre chez elle.

– Oui, monsieur.

– Puis revenez me raser et m’habiller.

– À l’instant.»

Le valet de chambre disparut en effet pour reparaître, rasa Villefort et l’habilla solennellement de noir.

Puis lorsqu’il eut fini:

«Madame a dit qu’elle attendait monsieur aussitôt sa toilette achevée, dit-il.

– J’y vais.»

Et Villefort, les dossiers sous le bras, son chapeau à la main, se dirigea vers l’appartement de sa femme.

À la porte, il s’arrêta un instant et essuya avec son mouchoir la sueur qui coulait sur son front livide.

Puis il poussa la porte.

Mme de Villefort était assise sur une ottomane, feuilletant avec impatience des journaux et des brochures que le jeune Édouard s’amusait à mettre en pièces avant même que sa mère eût eu le temps d’en achever la lecture. Elle était complètement habillée pour sortir; son chapeau l’attendait posé sur un fauteuil; elle avait mis ses gants.

«Ah! vous voici, monsieur, dit-elle de sa voix naturelle et calme; mon Dieu! êtes-vous assez pâle, monsieur! Vous avez donc encore travaillé toute la nuit? Pourquoi donc n’êtes-vous pas venu déjeuner avec nous? Eh bien, m’emmenez-vous, ou irai-je seule avec Édouard?»

Mme de Villefort avait, comme on le voit, multiplié les demandes pour obtenir une réponse; mais à toutes ces demandes M. de Villefort était resté froid et muet comme une statue.

«Édouard, dit Villefort en fixant sur l’enfant un regard impérieux, allez jouer au salon, mon ami, il faut que je parle à votre mère.»

Mme de Villefort, voyant cette froide contenance, ce ton résolu, ces apprêts préliminaires étranges, tressaillit.

Édouard avait levé la tête, avait regardé sa mère puis, voyant qu’elle ne confirmait point l’ordre de M. de Villefort, il s’était remis à couper la tête à ses soldats de plomb.

«Édouard! cria M. de Villefort si rudement que l’enfant bondit sur le tapis, m’entendez-vous? allez!»

L’enfant, à qui ce traitement était peu habituel, se releva debout et pâlit; il eût été difficile de dire si c’était de colère ou de peur.

Son père alla à lui, le prit par le bras, et le baisa au front.

«Va, dit-il, mon enfant, va!»

Édouard sortit.

M. de Villefort alla à la porte et la ferma derrière lui au verrou.

«Ô mon Dieu! fit la jeune femme en regardant son mari jusqu’au fond de l’âme et en ébauchant un sourire que glaça l’impassibilité de Villefort, qu’y a-t-il donc?