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«Je vous ai prise riche, mais peu honorée.

«Pardonnez-moi de vous parler avec cette franchise; mais comme je ne parle que pour nous deux probablement, je ne vois pas pourquoi je farderais mes paroles.

«J’ai augmenté notre fortune, qui pendant plus de quinze ans a été croissant, jusqu’au moment où des catastrophes inconnues et inintelligibles encore pour moi sont venues la prendre corps à corps et la renverser, sans que, je puis le dire, il y ait aucunement de ma faute.

«Vous, madame, vous avez travaillé seulement à accroître la vôtre, chose à laquelle vous avez réussi, j’en suis moralement convaincu.

«Je vous laisse donc comme je vous ai prise, riche, mais peu honorable.

«Adieu.

«Moi aussi, je vais, à partir d’aujourd’hui, travailler pour mon compte.

«Croyez à toute ma reconnaissance pour l’exemple que vous m’avez donné et que je vais suivre.

«Votre mari bien dévoué,

«BARON DANGLARS.»

La baronne avait suivi des yeux Debray pendant cette longue et pénible lecture; elle avait vu, malgré sa puissance bien connue sur lui-même, le jeune homme changer de couleur une ou deux fois.

Lorsqu’il eut fini, il ferma lentement le papier dans ses plis, et reprit son attitude pensive.

«Eh bien? demanda Mme Danglars avec une anxiété facile à comprendre.

– Eh bien, madame? répéta machinalement Debray.

– Quelle idée vous inspire cette lettre?

– C’est bien simple, madame; elle m’inspire l’idée que M. Danglars est parti avec des soupçons.

– Sans doute; mais est-ce tout ce que vous avez à me dire?

– Je ne comprends pas, dit Debray avec un froid glacial.

– Il est parti! parti tout à fait! parti pour ne plus revenir.

– Oh! fit Debray, ne croyez pas cela, baronne.

– Non, vous dis-je, il ne reviendra pas; je le connais, c’est un homme inébranlable dans toutes les résolutions qui émanent de son intérêt.

«S’il m’eût jugée utile à quelque chose, il m’eût emmenée. Il me laisse à Paris, c’est que notre séparation peut servir ses projets: elle est donc irrévocable et je suis libre à jamais», ajouta Mme Danglars avec la même expression de prière.

Mais Debray, au lieu de répondre, la laissa dans cette anxieuse interrogation du regard et de la pensée.

«Quoi! dit-elle enfin, vous ne me répondez pas, monsieur?

– Mais je n’ai qu’une question à vous faire: que comptez-vous devenir?

– J’allais vous le demander, répondit la baronne le cœur palpitant.

– Ah! fit Debray, c’est donc un conseil que vous me demandez?

– Oui, c’est un conseil que je vous demande, dit la baronne le cœur serré.

– Alors, si c’est un conseil que vous me demandez, répondit froidement le jeune homme, je vous conseille de voyager.

– De voyager! murmura madame Danglars.

– Certainement. Comme l’a dit M. Danglars, vous êtes riche et parfaitement libre. Une absence de Paris sera nécessaire absolument, à ce que je crois du moins, après le double éclat du mariage rompu de Mlle Eugénie et de la disparition de M. Danglars.

«Il importe seulement que tout le monde vous sache abandonnée et vous croie pauvre; car on ne pardonnerait pas à la femme du banqueroutier son opulence et son grand état de maison.

«Pour le premier cas, il suffit que vous restiez seulement quinze jours à Paris, répétant à tout le monde que vous êtes abandonnée et racontant à vos meilleures amies, qui iront le répéter dans le monde, comment cet abandon a eu lieu. Puis vous quitterez votre hôtel, vous y laisserez vos bijoux, vous abandonnez votre douaire, et chacun vantera votre désintéressement et chantera vos louanges.

«Alors on vous saura abandonnée, et l’on vous croira pauvre; car moi seul connais votre situation financière et suis prêt à vous rendre mes comptes en loyal associé.»

La baronne, pâle, atterrée, avait écouté ce discours avec autant d’épouvante et de désespoir que Debray avait mis de calme et d’indifférence à le prononcer.

«Abandonnée! répéta-t-elle, oh! bien abandonnée… Oui, vous avez raison, monsieur, et personne ne doutera de mon abandon.»

Ce furent les seules paroles que cette femme, si fière et si violemment éprise, put répondre à Debray.

«Mais riche, très riche même», poursuivit Debray en tirant de son portefeuille et en étalant sur la table quelques papiers qu’il renfermait.

Mme Danglars le laissa faire, tout occupée d’étouffer les battements de son cœur et de retenir les larmes qu’elle sentait poindre au bord de ses paupières. Mais enfin le sentiment de la dignité l’emporta chez la baronne; et si elle ne réussit point à comprimer son cœur, elle parvint du moins à ne pas verser une larme.

«Madame, dit Debray, il y a six mois à peu près que nous sommes associés.

«Vous avez fourni une mise de fonds de cent mille francs.

«C’est au mois d’avril de cette année qu’a eu lieu notre association.

«En mai, nos opérations ont commencé.

«En mai, nous avons gagné quatre cent cinquante mille francs.

«En juin, le bénéfice a monté à neuf cent mille.

«En juillet, nous y avons ajouté dix-sept cent mille francs; c’est, vous le savez, le mois des bons d’Espagne.

«En août, nous perdîmes, au commencement du mois, trois cent mille francs; mais le 15 du mois nous nous étions rattrapés, et à la fin nous avions pris notre revanche; car nos comptes, mis au net depuis le jour de notre association jusqu’à hier où je les ai arrêtés, nous donnent un actif de deux millions quatre cent mille francs, c’est-à-dire de douze cent mille francs pour chacun de nous.

«Maintenant, continua Debray, compulsant son carnet avec la méthode et la tranquillité d’un agent de change, nous trouvons quatre-vingt mille francs pour les intérêts composés de cette somme restée entre mes mains.

– Mais, interrompit la baronne, que veulent dire ces intérêts, puisque jamais vous n’avez fait valoir cet argent?

– Je vous demande pardon, madame, dit froidement Debray; j’avais vos pouvoirs pour le faire valoir, et j’ai usé de vos pouvoirs.

«C’est donc quarante mille francs d’intérêts pour votre moitié, plus les cent mille francs de mise de fonds première, c’est-à-dire treize cent quarante mille francs pour votre part.