– Oui, Albert m’a écrit de me trouver ce soir à l’opéra; c’était pour me rendre témoin de l’insulte qu’il voulait vous faire.
– Probablement, dit Monte-Cristo avec son imperturbable tranquillité.
– Mais que ferez-vous de lui?
– De qui?
– D’Albert!
– D’Albert? reprit Monte-Cristo du même ton, ce que j’en ferai, Maximilien? Aussi vrai que vous êtes ici et que je vous serre la main, je le tuerai demain avant dix heures du matin. Voilà ce que j’en ferai.»
Morrel, à son tour, prit la main de Monte-Cristo dans les deux siennes, et il frémit en sentant cette main froide et calme.
«Ah! comte, dit-il, son père l’aime tant!
– Ne me dites pas ces choses-là! s’écria Monte-Cristo avec le premier mouvement de colère qu’il eût paru éprouver; je le ferais souffrir!»
Morrel, stupéfait, laissa tomber la main de Monte-Cristo.
«Comte! comte! dit-il.
– Cher Maximilien, interrompit le comte, écoutez de quelle adorable façon Duprez chante cette phrase: Ô Mathilde! idole de mon âme. Tenez, j’ai deviné le premier Duprez à Naples et j’ai applaudi le premier. Bravo! bravo!»
Morrel comprit qu’il n’y avait plus rien à dire, et il attendit.
La toile, qui s’était levée à la fin de la scène d’Albert, retomba presque aussitôt. On frappa à la porte.
«Entrez», dit Monte-Cristo sans que sa voix décelât la moindre émotion.
Beauchamp parut.
«Bonsoir, monsieur Beauchamp, dit Monte-Cristo, comme s’il voyait le journaliste pour la première fois de la soirée; asseyez-vous donc.»
Beauchamp salua, entra et s’assit.
«Monsieur dit-il à Monte-Cristo, j’accompagnais tout à l’heure, comme vous avez pu le voir, M. de Morcerf.
– Ce qui veut dire, reprit Monte-Cristo en riant, que vous venez probablement de dîner ensemble. Je suis heureux de voir, monsieur Beauchamp, que vous êtes plus sobre que lui.
– Monsieur, dit Beauchamp, Albert a eu, j’en conviens, le tort de s’emporter, et je viens pour mon propre compte vous faire des excuses. Maintenant que mes excuses sont faites, les miennes, entendez-vous, monsieur le comte, je viens vous dire que je vous crois trop galant homme pour refuser de me donner quelque explication au sujet de vos relations avec les gens de Janina; puis j’ajouterai deux mots sur cette jeune Grecque.»
Monte-Cristo fit de la lèvre et des yeux un petit geste qui commandait le silence.
«Allons! ajouta-t-il en riant, voilà toutes mes espérances détruites.
– Comment cela? demanda Beauchamp.
– Sans doute, vous vous empressez de me faire une réputation d’excentricité: je suis, selon vous, un Lara, un Manfred, un Lord Ruthwen; puis, le moment de me voir excentrique passé, vous gâtez votre type, vous essayez de faire de moi un homme banal. Vous me voulez commun, vulgaire; vous me demandez des explications enfin. Allons donc! monsieur Beauchamp, vous voulez rire.
– Cependant, reprit Beauchamp avec hauteur, il est des occasions où la probité commande…
– Monsieur Beauchamp, interrompit l’homme étrange, ce qui commande à M. le comte de Monte-Cristo, c’est M. le comte de Monte-Cristo. Ainsi donc pas un mot de tout cela, s’il vous plaît. Je fais ce que je veux, monsieur Beauchamp, et, croyez-moi, c’est toujours fort bien fait.
– Monsieur, répondit le jeune homme, on ne paie pas d’honnêtes gens avec cette monnaie; il faut des garanties à l’honneur.
– Monsieur, je suis une garantie vivante reprit Monte-Cristo impassible, mais dont les yeux s’enflammaient d’éclairs menaçants. Nous avons tous deux dans les veines du sang que nous avons envie de verser, voilà notre garantie mutuelle. Reportez cette réponse au vicomte, et dites-lui que demain, avant dix heures, j’aurai vu la couleur du sien.
– Il ne me reste donc, dit Beauchamp, qu’à fixer les arrangements du combat.
– Cela m’est parfaitement indifférent, monsieur dit le comte de Monte-Cristo; il était donc inutile de venir me déranger au spectacle pour si peu de chose. En France, on se bat à l’épée ou au pistolet, aux colonies, on prend la carabine, en Arabie, on a le poignard. Dites à votre client que, quoique insulté pour être excentrique jusqu’au bout, je lui laisse le choix des armes, et que j’accepterai tout sans discussion, sans conteste; tout, entendez-vous bien? tout, même le combat par voie du sort, ce qui est toujours stupide. Mais moi, c’est autre chose: je suis sûr de gagner.
– Sûr de gagner! répéta Beauchamp en regardant le comte d’un œil effaré.
– Eh! certainement, dit Monte-Cristo en haussant légèrement les épaules. Sans cela je ne me battrais pas avec M. de Morcerf. Je le tuerai, il le faut, cela sera. Seulement, par un mot ce soir chez moi, indiquez-moi l’arme et l’heure; je n’aime pas à me faire attendre.
– Au pistolet, à huit heures du matin au bois de Vincennes, dit Beauchamp, décontenancé ne sachant pas s’il avait affaire à un fanfaron outrecuidant ou à un être surnaturel.
– C’est bien, monsieur, dit Monte-Cristo. Maintenant que tout est réglé, laissez-moi entendre le spectacle, je vous prie, et dites à votre ami Albert de ne pas revenir ce soir: il se ferait tort avec toutes ses brutalités de mauvais goût. Qu’il rentre et qu’il dorme.»
Beauchamp sortit tout étonné.
«Maintenant, dit Monte-Cristo en se retournant vers Morrel, je compte sur vous, n’est-ce pas?
– Certainement, dit Morrel, et vous pouvez disposer de moi, comte; cependant…
– Quoi?
– Il serait important, comte, que je connusse la véritable cause…
– C’est-à-dire, que vous me refusez?
– La véritable cause, Morrel? dit le comte; ce jeune homme lui-même marche en aveugle et ne la connaît pas. La véritable cause, elle n’est connue que de moi et de Dieu; mais je vous donne ma parole d’honneur, Morrel, que Dieu, qui la connaît, sera pour nous.
– Cela suffit, comte, dit Morrel. Quel est votre second témoin?
– Je ne connais personne à Paris à qui je veuille faire cet honneur, que vous, Morrel, et votre beau-frère Emmanuel. Croyez-vous qu’Emmanuel veuille me rendre ce service à moi comte.
– Bien! c’est tout ce qu’il me faut. Demain, à sept heures du matin chez moi, n’est-ce pas?
– Nous y serons.
– Chut! voici la toile qui se lève, écoutons. J’ai l’habitude de ne pas perdre une note de cet opéra; c’est une si adorable musique que celle de Guillaume Tell!»