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– Ma foi non, dit Monte-Cristo, je ne pousse pas l’orientalisme jusque-là: tout ce qui m’entoure est libre de me quitter, et en me quittant n’aura plus besoin de moi ni de personne; voilà peut-être pourquoi on ne me quitte pas.»

Depuis longtemps on était passé au dessert et aux cigares.

«Mon cher, dit Debray en se levant, il est deux heures et demie, votre convive est charmant, mais il n’y a si bonne compagnie qu’on ne quitte, et quelquefois même pour la mauvaise; il faut que je retourne à mon ministère. Je parlerai du comte au ministre, et il faudra bien que nous sachions qui il est.

– Prenez garde, dit Morcerf, les plus malins y ont renoncé.

– Bah! nous avons trois millions pour notre police: il est vrai qu’ils sont presque toujours dépensés à l’avance; mais n’importe; il restera toujours bien une cinquantaine de mille francs à mettre à cela.

– Et quand vous saurez qui il est, vous me le direz?

– Je vous le promets. Au revoir, Albert; messieurs, votre très humble.»

Et, en sortant, Debray cria très haut dans l’antichambre:

«Faites avancer!

– Bon, dit Beauchamp à Albert, je n’irai pas à la Chambre, mais j’ai à offrir à mes lecteurs mieux qu’un discours de M. Danglars.

– De grâce, Beauchamp, dit Morcerf, pas un mot, je vous en supplie; ne m’ôtez pas le mérite de le présenter et de l’expliquer: N’est-ce pas qu’il est curieux?

– Il est mieux que cela, répondit Château-Renaud, et c’est vraiment un des hommes les plus extraordinaires que j’aie vus de ma vie. Venez-vous, Morrel?

– Le temps de donner ma carte à M. le comte, qui veut bien me promettre de venir nous faire une petite visite, rue Meslay, 14.

– Soyez sûr que je n’y manquerai pas, monsieur», dit en s’inclinant le comte.

Et Maximilien Morrel sortit avec le baron de Château-Renaud, laissant Monte-Cristo seul avec Morcerf.

XLI. La présentation.

Quand Albert se trouva en tête-à-tête avec Monte-Cristo:

«Monsieur le comte, lui dit-il, permettez-moi de commencer avec vous mon métier de cicérone en vous donnant le spécimen d’un appartement de garçon. Habitué aux palais d’Italie, ce sera pour vous une étude à faire que de calculer dans combien de pieds carrés peut vivre un des jeunes gens de Paris qui ne passent pas pour être les plus mal logés. À mesure que nous passerons d’une chambre à l’autre, nous ouvrirons les fenêtres pour que vous respiriez.»

Monte-Cristo connaissait déjà la salle à manger et le salon du rez-de-chaussée. Albert le conduisit d’abord à son atelier; c’était, on se le rappelle, sa pièce de prédilection.

Monte-Cristo était un digne appréciateur de toutes les choses qu’Albert avait entassées dans cette pièce: vieux bahuts, porcelaines du Japon, étoffes d’Orient, verroteries de Venise, armes de tous les pays du monde, tout lui était familier, et, au premier coup d’œil, il reconnaissait le siècle, le pays et l’origine.

Morcerf avait cru être l’explicateur, et c’était lui au contraire qui faisait, sous la direction du comte, un cours d’archéologie, de minéralogie et d’histoire naturelle. On descendit au premier. Albert introduisit son hôte dans le salon. Ce salon était tapissé des œuvres des peintres modernes; il y avait des paysages de Dupré, aux longs roseaux, aux arbres élancés, aux vaches beuglantes et aux ciels merveilleux; il y avait des cavaliers arabes de Delacroix, aux longs burnous blancs, aux ceintures brillantes, aux armes damasquinées, dont les chevaux se mordaient avec rage, tandis que les hommes se déchiraient avec des masses de fer, des aquarelles de Boulanger, représentant tout Notre-Dame de Paris avec cette vigueur qui fait du peintre l’émule du poète; il y avait des toiles de Diaz, qui fait les fleurs plus belles que les fleurs, le soleil plus brillant que le soleil; des dessins de Decamps, aussi colorés que ceux de Salvator Rosa, mais plus poétiques; des pastels de Giraud et de Muller, représentant des enfants aux têtes d’ange, des femmes aux traits de vierge; des croquis arrachés à l’album du voyage d’Orient de Dauzats, qui avaient été crayonnés en quelques secondes sur la selle d’un chameau ou sous le dôme d’une mosquée; enfin tout ce que l’art moderne peut donner en échange et en dédommagement de l’art perdu et envolé avec les siècles précédents.

Albert s’attendait à montrer, cette fois du moins, quelque chose de nouveau à l’étrange voyageur; mais à son grand étonnement, celui-ci, sans avoir besoin de chercher les signatures, dont quelques-unes d’ailleurs n’étaient présentes que par des initiales, appliqua à l’instant même le nom de chaque auteur à son œuvre, de façon qu’il était facile de voir que non seulement chacun de ces noms lui était connu, mais encore que chacun de ces talents avait été apprécié et étudié par lui.

Du salon on passa dans la chambre à coucher. C’était à la fois un modèle d’élégance et de goût sévère: là un seul portrait, mais signé Léopold Robert, resplendissait dans son cadre d’or mat.

Ce portrait attira tout d’abord les regards du comte de Monte-Cristo, car il fit trois pas rapides dans la chambre et s’arrêta tout à coup devant lui.

C’était celui d’une jeune femme de vingt-cinq à vingt-six ans, au teint brun, au regard de feu, voilé sous une paupière languissante; elle portait le costume pittoresque des pêcheuses catalanes avec son corset rouge et noir et ses aiguilles d’or piquées dans les cheveux; elle regardait la mer, et sa silhouette élégante se détachait sur le double azur des flots et du ciel.

Il faisait sombre dans la chambre, sans quoi Albert eût pu voir la pâleur livide qui s’étendit sur les joues du comte, et surprendre le frisson nerveux qui effleura ses épaules et sa poitrine.

Il se fit un instant de silence, pendant lequel Monte-Cristo demeura l’œil obstinément fixé sur cette peinture.

«Vous avez là une belle maîtresse, vicomte, dit Monte-Cristo d’une voix parfaitement calme, et ce costume, costume de bal sans doute, lui sied vraiment à ravir.

– Ah! monsieur, dit Albert, voilà une méprise que je ne vous pardonnerais pas, si à côté de ce portrait vous en eussiez vu quelque autre. Vous ne connaissez pas ma mère, monsieur; c’est elle que vous voyez dans ce cadre; elle se fit peindre ainsi, il y a six ou huit ans. Ce costume est un costume de fantaisie, à ce qu’il paraît, et la ressemblance est si grande, que je crois encore voir ma mère telle qu’elle était en 1830 La comtesse fit faire ce portrait pendant une absence du comte. Sans doute elle croyait lui préparer pour son retour une gracieuse surprise; mais, chose bizarre, ce portrait déplut à mon père; et la valeur de la peinture, qui est, comme vous le voyez, une des belles toiles de Léopold Robert, ne put le faire passer sur l’antipathie dans laquelle il l’avait prise. Il est vrai de dire entre nous, mon cher comte, que M. de Morcerf est un des pairs les plus assidus au Luxembourg, un général renommé pour la théorie, mais un amateur d’art des plus médiocres; il n’en est pas de même de ma mère, qui peint d’une façon remarquable, et qui, estimant trop une pareille œuvre pour s’en séparer tout à fait, me l’a donnée pour que chez moi elle fût moins exposée à déplaire à M. de Morcerf, dont je vous ferai voir à son tour le portrait peint par Gros. Pardonnez-moi si je vous parle ainsi ménage et famille, mais, comme je vais avoir l’honneur de vous conduire chez le comte, je vous dis cela pour qu’il ne vous échappe pas de vanter ce portrait devant lui. Au reste, il a une funeste influence; car il est bien rare que ma mère vienne chez moi sans le regarder, et plus rare encore qu’elle le regarde sans pleurer. Le nuage qu’amena l’apparition de cette peinture dans l’hôtel est du reste le seul qui se soit élevé entre le comte et la comtesse, qui, quoique mariés depuis plus de vingt ans, sont encore unis comme au premier jour.»