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«Bonjour, Lucien… Bonjour! dit Albert. Ah! vous m’effrayez, mon cher, avec votre exactitude! Que dis-je? exactitude! Vous que je n’attendais que le dernier, vous arrivez à dix heures moins cinq minutes, lorsque le rendez-vous définitif n’est qu’à dix heures et demie! C’est miraculeux! Le ministère serait-il renversé, par hasard?

– Non, très cher, dit le jeune homme en s’incrustant dans le divan; rassurez-vous, nous chancelons toujours, mais nous ne tombons jamais, et je commence à croire que nous passons tout bonnement à l’inamovibilité, sans compter que les affaires de la Péninsule vont nous consolider tout à fait.

– Ah! oui, c’est vrai, vous chassez don Carlos d’Espagne.

– Non pas, très cher, ne confondons point, nous le ramenons de l’autre côté de la frontière de France, et nous lui offrons une hospitalité royale à Bourges.

– À Bourges?

– Oui, il n’a pas à se plaindre, que diable! Bourges est la capitale du roi Charles VII. Comment! vous ne saviez pas cela? C’est connu depuis hier de tout Paris, et avant-hier la chose avait déjà transpiré à la Bourse, car M. Danglars (je ne sais point par quel moyen cet homme sait les nouvelles en même temps que nous), car M. Danglars a joué à la hausse et a gagné un million.

– Et vous, un ruban nouveau, à ce qu’il paraît; car je vois un liséré bleu ajouté à votre brochette?

– Heu! ils m’ont envoyé la plaque de Charles III, répondit négligemment Debray.

– Allons ne faites donc pas l’indifférent, et avouez que la chose vous a fait plaisir à recevoir.

– Ma foi, oui, comme complément de toilette, une plaque fait bien sur un habit noir boutonné, c’est élégant.

– Et, dit Morcerf en souriant, on a l’air du prince de Galles ou du duc de Reichstadt.

– Voilà donc pourquoi vous me voyez si matin, très cher.

– Parce que vous avez la plaque de Charles III et que vous vouliez m’annoncer cette bonne nouvelle?

– Non; parce que j’ai passé la nuit à expédier des lettres: vingt-cinq dépêches diplomatiques. Rentré chez moi ce matin au jour, j’ai voulu dormir; mais le mal de tête m’a pris, et je me suis relevé pour monter à cheval une heure. À Boulogne, l’ennui et la faim m’ont saisi, deux ennemis qui vont rarement ensemble, et qui cependant se sont ligués contre moi: une espèce d’alliance carlos républicaine; je me suis alors souvenu que l’on festinait chez vous ce matin, et me voilà: j’ai faim, nourrissez-moi; je m’ennuie, amusez-moi.

– C’est mon devoir d’amphitryon, cher ami», dit Albert en sonnant le valet de chambre, tandis que Lucien faisait sauter, avec le bout de sa badine à pomme d’or incrustée de turquoise, les journaux dépliés. «Germain, un verre de xérès et un biscuit. En attendant, mon cher Lucien, voici des cigares de contrebande, bien entendu; je vous engage à en goûter et à inviter votre ministre à nous en vendre de pareils, au lieu de ces espèces de feuilles de noyer qu’il condamne les bons citoyens à fumer.

– Peste! je m’en garderais bien. Du moment où ils vous viendraient du gouvernement vous n’en voudriez plus et les trouveriez exécrables. D’ailleurs, cela ne regarde point l’intérieur, cela regarde les finances: adressez-vous à M. Humann, section des contributions indirectes, corridor A, n° 26.

– En vérité, dit Albert, vous m’étonnez par l’étendue de vos connaissances. Mais prenez donc un cigare!

– Ah! cher vicomte, dit Lucien en allumant un manille à une bougie rose brûlant dans un bougeoir de vermeil et en se renversant sur le divan, ah! cher vicomte, que vous êtes heureux de n’avoir rien à faire! En vérité, vous ne connaissez pas votre bonheur!

– Et que feriez-vous donc, mon cher pacificateur de royaumes, reprit Morcerf avec une légère ironie, si vous ne faisiez rien? Comment! secrétaire particulier d’un ministre, lancé à la fois dans la grande cabale européenne et dans les petites intrigues de Paris; ayant des rois, et, mieux que cela, des reines à protéger, des partis à réunir, des élections à diriger; faisant plus de votre cabinet avec votre plume et votre télégraphe, que Napoléon ne faisait de ses champs de bataille avec son épée et ses victoires; possédant vingt-cinq mille livres de rente en dehors de votre place; un cheval dont Château-Renaud vous a offert quatre cents louis, et que vous n’avez pas voulu donner; un tailleur qui ne vous manque jamais un pantalon; ayant l’Opéra, le Jockey-Club et le théâtre des Variétés, vous ne trouvez pas dans tout cela de quoi vous distraire? Eh bien, soit, je vous distrairai, moi.

– Comment cela?

– En vous faisant faire une connaissance nouvelle.

– En homme ou en femme?

– En homme.

– Oh! j’en connais déjà beaucoup!

– Mais vous n’en connaissez pas comme celui dont je vous parle.

– D’où vient-il donc? du bout du monde?

– De plus loin peut-être.

– Ah diable! j’espère qu’il n’apporte pas notre déjeuner?

– Non, soyez tranquille, notre déjeuner se confectionne dans les cuisines maternelles. Mais vous avez donc faim?

– Oui, je l’avoue, si humiliant que cela soit à dire. Mais j’ai dîné hier chez M. de Villefort; et avez-vous remarqué cela, cher ami? on dîne très mal chez tous ces gens du parquet; on dirait toujours qu’ils ont des remords.

– Ah! pardieu, dépréciez les dîners des autres, avec cela qu’on dîne bien chez vos ministres.

– Oui, mais nous n’invitons pas les gens comme il faut, au moins; et si nous n’étions pas obligés de faire les honneurs de notre table à quelques croquants qui pensent et surtout qui votent bien, nous nous garderions comme de la peste de dîner chez nous, je vous prie de croire.

– Alors, mon cher, prenez un second verre de xérès et un autre biscuit.

– Volontiers, votre vin d’Espagne est excellent; vous voyez bien que nous avons eu tout à fait raison de pacifier ce pays-là.

– Oui, mais don Carlos?

– Eh bien, don Carlos boira du vin de Bordeaux et dans dix ans nous marierons son fils à la petite reine.

– Ce qui vous vaudra la Toison d’or, si vous êtes encore au ministère.

– Je crois, Albert, que vous avez adopté pour système ce matin de me nourrir de fumée.

– Eh! c’est encore ce qui amuse le mieux l’estomac, convenez-en; mais, tenez, justement j’entends la voix de Beauchamp dans l’antichambre, vous vous disputerez, cela vous fera prendre patience.

– À propos de quoi?

– À propos de journaux.

– Oh! cher ami, dit Lucien avec un souverain mépris, est-ce que je lis les journaux!