– Eugénie, cria la bonne mère, je ne sais sur quel côté ton père a dormi, mais il est bon homme, ce matin. Bah! nous nous en tirerons.

– Quoi qu’il a donc, notre maître? dit Nanon en entrant chez sa maîtresse pour y allumer du feu. D’abord, il m’a dit: «Bonjour, bon an, grosse bête! Va faire du feu chez ma femme, elle a froid.» Ai-je été sotte quand je l’ai vu me tendant la main pour me donner un écu de six francs qui n’est quasi point rogné du tout! tenez, madame, regardez-le donc? Oh! le brave homme. C’est un digne homme, tout de même. Il y en a qui, pus y deviennent vieux, pus y durcissent; mais lui, il se fait doux comme votre cassis, et y rabonit. C’est un ben parfait, un ben bon homme…

Le secret de cette joie était dans une entière réussite de la spéculation de Grandet. Monsieur des Grassins, après avoir déduit les sommes que lui devait le tonnelier pour l’escompte des cent cinquante mille francs d’effets hollandais, et pour le surplus qu’il lui avait avancé afin de compléter l’argent nécessaire à l’achat des cent mille livres de rente, lui envoyait, par la diligence, trente mille francs en écus, restant sur le semestre de ses intérêts, et lui avait annoncé la hausse des fonds publics. Ils étaient alors à 89, les plus célèbres capitalistes en achetaient, fin janvier, à 92. Grandet gagnait, depuis deux mois, douze pour cent sur ses capitaux, il avait apuré ses comptes, et allait désormais toucher cinquante mille francs tous les six mois sans avoir à paver ni impositions, ni réparations. Il concevait enfin la rente, placement pour lequel les gens de province manifestent une répugnance invincible, et il se voyait, avant cinq ans, maître d’un capital de six millions grossi sans beaucoup de soins, et qui, joint à la valeur territoriale de ses propriétés, composerait une fortune colossale. Les six francs donnés à Nanon étaient peut-être le solde d’un immense service que la servante avait à son insu rendu à son maître.

– Oh! oh! où va donc le père Grandet, qu’il court dès le matin comme au feu? se dirent les marchands occupés à ouvrir leurs boutiques. Puis, quand ils le virent revenant du quai suivi d’un facteur des messageries transportant sur une brouette des sacs pleins:

– L’eau va toujours à la rivière, le bonhomme allait à ses écus, disait l’un.

– Il lui en vient de Paris, de Froidfond, de Hollande! disait un autre.

– Il finira par acheter Saumur, s’écriait un troisième.

– Il se moque du froid, il est toujours à son affaire, disait une femme à son mari.

– Eh! eh! monsieur Grandet, si ça vous gênait, lui dit un marchand de drap, son plus proche voisin, je vous en débarrasserais.

– Ouin! ce sont des sous, répondit le vigneron.

– D’argent, dit le facteur à voix basse.

– Si tu veux que je te soigne, mets une bride à ta margoulette, dit le bonhomme au facteur en ouvrant sa porte.

– Ah! le vieux renard, je le croyais sourd, pensa le facteur; il paraît que quand il fait froid il entend.

– Voilà vingt sous pour tes étrennes, et motus! Détale! lui dit Grandet. Nanon te reportera ta brouette.

– Nanon, les linottes sont-elles à la messe?

– Oui, monsieur.

– Allons, haut la patte! à l’ouvrage, cria-t-il en la chargeant de sacs. En un moment les écus furent transportés dans sa chambre où il s’enferma.

– Quand le déjeuner sera prêt, tu me cogneras au mur. Reporte la brouette aux Messageries.

La famille ne déjeuna qu’à dix heures.

– Ici ton père ne demandera pas à voir ton or, dit madame Grandet à sa fille en rentrant de la messe. D’ailleurs tu feras la frileuse. Puis nous aurons le temps de remplir ton trésor pour le jour de ta naissance…

Grandet descendait l’escalier en pensant à métamorphoser promptement ses écus parisiens en bon or et à son admirable spéculation des rentes sur l’Etat. Il était décidé à placer ainsi ses revenus jusqu’à ce que la rente atteignit le taux de cent francs. Méditation funeste à Eugénie. Aussitôt qu’il entra, les deux femmes lui souhaitèrent une bonne année, sa fille en lui sautant au cou et le câlinant, madame Grandet gravement et avec dignité.

– Ah! ah! mon enfant, dit-il en baisant sa fille sur les joues, je travaille pour toi, vois-tu?… je veux ton bonheur. Il faut de l’argent pour être heureux. Sans argent, bernique. Tiens, voilà un napoléon tout neuf, je l’ai fait venir de Paris. Nom d’un petit bonhomme, il n’y a pas un grain d’or ici. Il n’y a que toi qui as de l’or. Montre-moi ton or, fifille.

– Bah! il fait trop froid; déjeunons, lui répondit Eugénie.

– Hé! bien, après, hein? Ca nous aidera tous à digérer. Ce gros des Grassins, il nous a envoyé ça tout de même, reprit-il. Ainsi mangez, mes enfants, ça ne nous coûte rien. Il va bien des Grassins, je suis content de lui. Le merluchon rend service à Charles, et gratis encore. Il arrange très-bien les affaires de ce pauvre défunt Grandet.

– Ououh! ououh! fit-il, la bouche pleine, après une pause, cela est bon! Manges-en donc, ma femme? ça nourrit au moins pour deux jours.

– Je n’ai pas faim. Je suis tout malingre, tu le sais bien.

– Ah! ouin! Tu peux te bourrer sans crainte de faire crever ton coffre; tu es une La Bertellière, une femme solide. Tu es bien un petit brin jaunette, mais j’aime le jaune.

L’attente d’une mort ignominieuse et publique est moins horrible peut-être pour un condamné que ne l’était pour madame Grandet et pour sa fille l’attente des événements qui devaient terminer ce déjeuner de famille. Plus gaiement parlait et mangeait le vieux vigneron, plus le cœur de ces deux femmes se serrait. La fille avait néanmoins un appui dans cette conjoncture: elle puisait de la force en son amour.

– Pour lui, pour lui, se disait-elle, je souffrirais mille morts.

A cette pensée, elle jetait à sa mère des regards flamboyants de courage.

– Ote tout cela, dit Grandet à Nanon quand, vers onze heures le déjeuner fut achevé; mais laisse-nous la table. Nous serons plus à l’aise pour voir ton petit trésor, dit-il en regardant Eugénie. Petit, ma foi, non. Tu possèdes, valeur intrinsèque, cinq mille neuf cent cinquante-neuf francs, et quarante de ce matin, cela fait six mille francs moins un. Eh! bien, je te donnerai, moi, ce franc pour compléter la somme, parce que, vois-tu, fifille… Hé! bien, pourquoi nous écoutes-tu? Montre-moi tes talons, Nanon, et va faire ton ouvrage, dit le bonhomme. Nanon disparut.

– Ecoute, Eugénie, il faut que tu me donnes ton or. Tu ne le refuseras pas à ton pépère, ma petite fifille, hein? Les deux femmes étaient muettes.

– Je n’ai plus d’or, moi. J’en avais, je n’en ai plus. Je te rendrai six mille francs en livres, et tu vas les placer comme je vais te le dire. Il ne faut plus penser au douzain. Quand je te marierai, ce qui sera bientôt, je te trouverai un futur qui pourra t’offrir le plus beau douzain dont on aura jamais parlé dans la province. Ecoute donc, fifille. Il se présente une belle occasion: tu peux mettre tes six mille francs dans le gouvernement, et tu en auras tous les six mois près de deux cents francs d’intérêts, sans impôts, ni réparations, ni grêle, ni gelée, ni marée, ni rien de ce qui tracasse les revenus. Tu répugnes peut-être à te séparer de ton or, hein, fifille? Apporte-le-moi tout de même. Je te ramasserai des pièces d’or, des hollandaises, des portugaises, des roupies du Mogol, des génovines; et, avec celles que je te donnerai à tes fêtes, en trois ans tu auras rétabli la moitié de son joli petit trésor en or. Que dis-tu, fifille? Lève donc le nez. Allons, va le chercher, le mignon. Tu devrais me baiser sur les yeux pour te dire ainsi des secrets et des mystères de vie et de mort pour les écus. Vraiment les écus vivent et grouillent comme des hommes: ça va, ça vient, ça sue, ça produit.