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Camille tomba en poussant un hurlement. Il revint deux ou trois fois sur l’eau, jetant des cris de plus en plus sourds.

Laurent ne perdit pas une seconde. Il releva le collet de son paletot pour cacher sa blessure. Puis, il saisit entre ses bras Thérèse évanouie, fit chavirer le canot d’un coup de pied, et se laissa tomber dans la Seine en tenant sa maîtresse. Il la soutint sur l’eau, appelant au secours d’une voix lamentable.

Les canotiers, dont il avait entendu les chants derrière la pointe de l’île, arrivaient à grands coups de rames. Ils comprirent qu’un malheur venait d’avoir lieu: ils opérèrent le sauvetage de Thérèse qu’ils couchèrent sur un banc, et de Laurent qui se mit à se désespérer de la mort de son ami. Il se jeta à l’eau, il chercha Camille dans les endroits où il ne pouvait être, il revint en pleurant, en se tordant les bras, en s’arrachant les cheveux. Les canotiers tentaient de le calmer, de le consoler.

«C’est ma faute, criait-il, je n’aurais pas dû laisser ce pauvre garçon danser et remuer comme il le faisait… À un moment, nous nous sommes trouvés tous les trois du même côté de la barque et nous avons chaviré… En tombant, il m’a crié de sauver sa femme…»

Il y eut, parmi les canotiers, comme cela arrive toujours, deux ou trois jeunes gens qui voulurent avoir été témoins de l’accident.

«Nous vous avons bien vus, disaient-ils… Aussi, que diable! une barque, ce n’est pas aussi solide qu’un parquet… Ah! la pauvre petite femme, elle va avoir un beau réveil!»

Ils reprirent leurs rames, ils remorquèrent le canot et conduisirent Thérèse et Laurent au restaurant, où le dîner était prêt. Tout Saint-Ouen sut l’accident en quelques minutes. Les canotiers le racontaient comme des témoins oculaires. Une foule apitoyée stationnait devant le cabaret.

Le gargotier et sa femme étaient de bonnes gens qui mirent leur garde-robe au service des naufragés. Lorsque Thérèse sortit de son évanouissement, elle eut une crise de nerfs, elle éclata en sanglots déchirants; il fallut la mettre au lit. La nature aidait à la sinistre comédie qui venait de se jouer.

Quand la jeune femme fut plus calme, Laurent la confia aux soins des maîtres du restaurant. Il voulut retourner seul à Paris, pour apprendre l’affreuse nouvelle à Mme Raquin, avec tous les ménagements possibles. La vérité était qu’il craignait l’exaltation nerveuse de Thérèse. Il préférait lui laisser le temps de réfléchir et d’apprendre son rôle.

Ce furent les canotiers qui mangèrent le dîner de Camille.

Chapitre 12

Laurent, dans le coin sombre de la voiture publique qui le ramena à Paris, acheva de mûrir son plan. Il était presque certain de l’impunité. Une joie lourde et anxieuse, la joie du crime accompli, l’emplissait. Arrivé à la barrière de Clichy, il prit un fiacre, il se fit conduire chez le vieux Michaud, rue de Seine. Il était neuf heures du soir.

Il trouva l’ancien commissaire de police à table, en compagnie d’Olivier et de Suzanne. Il venait là, pour chercher une protection, dans le cas où il serait soupçonné, et pour s’éviter d’aller annoncer lui-même l’affreuse nouvelle à Mme Raquin. Cette démarche lui répugnait étrangement; il s’attendait à un tel désespoir qu’il craignait de ne pas jouer son rôle avec assez de larmes; puis la douleur de cette mère lui était pesante, bien qu’il s’en souciât médiocrement au fond.

Lorsque Michaud le vit entrer vêtu de vêtements grossiers, trop étroits pour lui, il le questionna du regard. Laurent fit le récit de l’accident, d’une voix brisée, comme tout essoufflé de douleur et de fatigue.

«Je suis venu vous chercher, dit-il en terminant, je ne savais que faire des deux pauvres femmes si cruellement frappées… Je n’ai point osé aller seul chez la mère. Je vous en prie, venez avec moi.»

Pendant qu’il parlait, Olivier le regardait fixement, avec des regards droits qui l’épouvantaient. Le meurtrier s’était jeté, tête baissée, dans ces gens de police, par un coup d’audace qui devait le sauver. Mais il ne pouvait s’empêcher de frémir, en sentant leurs yeux qui l’examinaient; il voyait de la méfiance où il n’y avait que de la stupeur et de la pitié. Suzanne, plus frêle et plus pâle, était près de s’évanouir. Olivier, que l’idée de la mort effrayait et dont le cœur restait d’ailleurs parfaitement froid, faisait une grimace de surprise douloureuse, en scrutant par habitude le visage de Laurent, sans soupçonner le moins du monde la sinistre vérité. Quant au vieux Michaud, il poussait des exclamations d’effroi, de commisération, d’étonnement, il se remuait sur sa chaise, joignait les mains, levait les yeux au ciel.

«Ah! Mon Dieu, disait-il d’une voix entrecoupée, ah! mon Dieu l’épouvantable chose!…On sort de chez soi, et l’on meurt, comme ça, tout d’un coup… C’est horrible… Et cette pauvre Mme Raquin, cette mère, qu’allons-nous lui dire?… Certainement, vous avez bien fait de venir nous chercher… Nous allons avec vous…»

Il se leva, il tourna, piétina dans la pièce pour trouver sa canne et son chapeau, et, tout en courant, il fit répéter à Laurent les détails de la catastrophe, s’exclamant de nouveau à chaque phrase.

Ils descendirent tous quatre. À l’entrée du passage du Pont-Neuf, Michaud arrêta Laurent.

«Ne venez pas, lui dit-il, votre présence serait une sorte d’aveu brutal qu’il faut éviter… La malheureuse mère soupçonnerait un malheur et nous forcerait à avouer la vérité plus tôt que nous ne devons la lui dire… Attendez-nous ici.»

Cet arrangement soulagea le meurtrier, qui frissonnait à la pensée d’entrer dans la boutique du passage. Le calme se fit en lui, il se mit à monter et à descendre le trottoir, allant et venant en toute paix. Par moments, il oubliait les faits qui se passaient, il regardait les boutiques, sifflait entre ses dents, se retournait pour voir les femmes qui le coudoyaient. Il resta ainsi une grande demi-heure dans la rue, retrouvant de plus en plus son sang-froid.

Il n’avait pas mangé depuis le matin; la faim le prit, il entra chez un pâtissier et se bourra de gâteaux.

Dans la boutique du passage, une scène déchirante se passait. Malgré les précautions, les phrases adoucies et amicales du vieux Michaud, il vint un instant où Mme Raquin comprit qu’un malheur était arrivé à son fils. Dès lors, elle exigea la vérité avec un emportement de désespoir, une violence de larmes et de cris qui firent plier son vieil ami. Et, lorsqu’elle connut la vérité, sa douleur fut tragique. Elle eut des sanglots sourds, des secousses qui la jetait en arrière, une crise folle de terreur et d’angoisse; elle resta là étouffant, jetant de temps à autre un cri aigu dans le grondement profond de sa douleur. Elle se serait traînée à terre, si Suzanne ne l’avait prise à la taille, pleurant sur ses genoux, levant vers elle sa face pâle. Olivier et son père se tenaient debout, énervés et muets, détournant la tête, émus désagréablement par ce spectacle dont leur égoïsme souffrait.

Et la pauvre mère voyait son fils roulé dans les eaux troubles de la Seine, le corps roidi et horriblement gonflé; en même temps, elle le voyait tout petit dans son berceau, lorsqu’elle chassait la mort penchée sur lui. Elle l’avait mis au monde plus de dix fois, elle l’aimait pour tout l’amour qu’elle lui témoignait depuis trente ans. Et voilà qu’il mourait loin d’elle, tout d’un coup, dans l’eau froide et sale comme un chien. Elle se rappelait alors les chaudes couvertures au milieu desquelles elle l’enveloppait. Que de soins, quelle enfance tiède, que de cajoleries et d’effusions tendres, tout cela pour le voir un jour se noyer misérablement! À ces pensées, Mme Raquin sentait sa gorge se serrer; elle espérait qu’elle allait mourir, étranglée par le désespoir.

Le vieux Michaud se hâta de sortir. Il laissa Suzanne auprès de la mercière, et revint avec Olivier chercher Laurent pour se rendre en toute hâte à Saint-Ouen.