– Monsieur, je voudrais vous prier… Il y a urgence, fit-il enfin, impatienté.

– Tout de suite, tout de suite! Deux roubles quarante-trois kopecks… À l’instant! Un rouble soixante-quatre kopecks!… disait le monsieur aux cheveux blancs, en jetant les billets au visage des bonnes femmes et des portiers.

– Que désirez-vous, fit-il enfin en se tournant vers Kovaliov.

– Je voudrais… dit celui-ci… il vient de se passer une escroquerie ou une supercherie, je ne suis pas encore fixé sur ce point. Je vous prie seulement d’insérer l’annonce que celui qui me ramènera ce coquin recevra une récompense honnête.

– Quel est votre nom, s’il vous plaît?

– Mon nom, pourquoi? Je ne peux pas le dire. J’ai beaucoup de connaissances: Mme Tchektyriev, femme de conseiller d’État; Mme Podtotchina, femme d’officier supérieur… Si elles venaient à l’apprendre, ce qu’à Dieu ne plaise!… Vous pouvez simplement mettre: assesseur de collège, ou encore mieux, major.

– Et celui qui s’est enfui était votre serf?

– Quel serf! ce ne serait pas, après tout, une si grande escroquerie! Celui qui s’est enfui, c’est… le nez…

– Hum!… quel nom bizarre! Et la somme que vous a volée ce monsieur Le Nez est-elle considérable?

– Le nez, mais non, vous n’y êtes pas. Le nez, mon propre nez a disparu on ne sait où. Le diable a voulu se jouer de moi.

– Comment a-t-il donc disparu? Je ne comprends pas bien.

– Je ne peux pas vous dire comment, mais ce qui importe le plus, c’est qu’il se promène maintenant en ville, et se fait appeler conseiller d’État. C’est pourquoi je vous prie d’annoncer que celui qui s’en saisira ait à le ramener sans tarder chez moi, le plus vite possible. Pensez donc, comment vivre sans une partie du corps aussi en vue? Il ne s’agit pas ici d’un orteil: je n’aurais qu’à fourrer mon pied dans ma botte, et personne ne s’apercevrait s’il manque… Je vais les jeudis chez la femme du conseiller d’État, Mme Tchektyriev; Mme Podtotchina, femme d’officier supérieur et qui a une très jolie fille, est aussi de mes connaissances, et pensez donc vous-même, comment ferais-je maintenant?… Je ne peux plus me montrer chez elles.

Le fonctionnaire se mit à réfléchir, ce que dénotaient ses lèvres fortement serrées.

– Non, je ne peux pas insérer une annonce semblable dans les journaux, fit-il enfin après un silence assez long.

– Comment? Pourquoi?

– Parce que. Le journal peut être compromis. Si tout le monde se met à publier que son nez s’est enfui, alors… On répète assez sans cela qu’on imprime une foule de choses incohérentes et de faux bruits.

– Mais pourquoi est-ce une chose incohérente? Il me semble qu’il n’y a rien de pareil dans mon cas.

– Vous croyez?… Tenez, la semaine dernière, il m’arriva précisément un cas pareil. Un fonctionnaire est venu, comme vous voilà venu, vous, maintenant, en apportant un billet qu’il a payé, le compte fait, deux roubles soixante-treize kopecks, et ce billet annonçait simplement la fuite d’un barbet à poil noir. Il semblerait qu’il n’y eût rien d’étrange là-dedans. C’était pourtant un pamphlet: ce barbet se trouvait être le caissier de je ne sais quel établissement…

– Je ne vous parle pas de barbet, mais de mon propre nez, donc presque de moi-même.

– Non, je ne puis insérer une telle annonce.

– Mais si mon nez a réellement disparu!…

– S’il a disparu, c’est l’affaire d’un médecin. On dit qu’il y a des gens qui peuvent vous remettre tel nez qu’on voudra. Je m’aperçois, du reste, que vous devez être un homme d’humeur assez gaie et que vous aimez à plaisanter en société.

– Mais, je vous jure, par ma foi!… Soit, puisqu’il en est ainsi, je vais vous montrer…

– À quoi bon vous déranger? continua le fonctionnaire, en prenant une prise… Du reste, si cela ne vous gêne pas trop, ajouta-t-il avec un mouvement de curiosité, il me serait agréable de jeter un coup d’œil.

L’assesseur de collège enleva le mouchoir de sa figure.

– En effet, c’est très bizarre, fit le fonctionnaire: c’est tout à fait plat, comme une crêpe fraîchement cuite. Oui, c’est uni à n’y pas croire.

– Eh bien, allez-vous discuter encore maintenant? Vous voyez bien qu’il est impossible de ne pas faire publier cela. Je vous en serai particulièrement reconnaissant, et je suis très heureux que cet incident m’ait procuré le plaisir de faire votre connaissance.

Le major, comme on le voit, n’avait même pas reculé devant une légère humiliation.

– L’insérer n’est certes pas chose difficile, fit le fonctionnaire; seulement je n’y vois aucune utilité pour vous. Toutefois, si vous y tenez absolument, adressez-vous plutôt à quelqu’un qui possède une plume habile, afin qu’il le décrive comme un phénomène de la nature et publie cet article dans l’Abeille du Nord (à ces mots le fonctionnaire prit une autre prise) pour le plus grand profit de la jeunesse (il s’essuya le nez) ou tout simplement comme une chose digne de la curiosité publique.

L’assesseur de collège se sentit complètement découragé. Distraitement il abaissa les yeux sur un journal où se trouvait l’indication des spectacles du jour: en y lisant le nom d’une artiste qu’il connaissait pour être jolie, sa figure se préparait déjà à esquisser un sourire et sa main tâtait sa poche, afin de s’assurer s’il avait sur lui un billet bleu, car selon l’opinion de Kovaliov, des officiers supérieurs tels que lui ne pouvaient occuper une place d’un moindre prix; mais l’idée du nez vint se mettre à la traverse et tout gâter. Le fonctionnaire lui-même semblait touché de la situation difficile de Kovaliov. Désirant soulager quelque peu sa douleur, il jugea convenable d’exprimer l’intérêt qu’il lui portait en quelques paroles bien senties:

– Je regrette infiniment, fit-il, qu’il vous soit arrivé pareille mésaventure! N’accepteriez-vous pas une prise?… cela dissipe les maux de tête et les dispositions à la mélancolie, c’est même bon contre les hémorroïdes.

Et ce disant, le fonctionnaire tendit sa tabatière à Kovaliov en dissimulant habilement en dessous le couvercle orné d’un portrait de je ne sais quelle dame en chapeau.

Cet acte, qui ne cachait pourtant aucun dessein malveillant, eut le don d’exaspérer Kovaliov.

– Je ne comprends pas que vous trouviez à propos de plaisanter là-dessus, s’écria-t-il avec colère. Est-ce que vous ne voyez pas que je manque précisément de l’essentiel pour priser? Que le diable emporte votre tabac! Je ne peux pas le voir maintenant, et non seulement votre vilain tabac de Bérézine, mais même du râpé.

Sur ce, il sortit, profondément irrité, du bureau des annonces et se rendit chez le commissaire de police.

Il fit son entrée juste au moment où celui-ci, en s’allongeant sur son lit, se disait avec un soupir de satisfaction:

– Et maintenant, je m’en vais faire un bon petit somme.

Il était donc à prévoir que la venue de l’assesseur de collège serait tout à fait inopportune. Ce commissaire était un grand protecteur de tous les arts et de toutes les industries, mais il préférait encore à tout un billet de banque.

– C’est une chose, avait-il coutume de dire, dont on ne trouve pas aisément l’équivalent: cela ne demande pas de nourriture, ne prend pas beaucoup de place, cela tient toujours dans la poche, et si cela tombe, cela ne se casse pas.

Le commissaire fit à Kovaliov un accueil assez froid, en disant que l’après-midi n’était pas précisément un bon moment pour ouvrir une instruction; que la nature ordonnait qu’après avoir mangé on se reposât un peu (ceci indiquait à l’assesseur de collège que le commissaire n’ignorait pas les aphorismes des anciens sages), et qu’à un homme comme il faut on n’enlèverait pas le nez.

L’allusion était vraiment par trop directe. Il faut vous dire que Kovaliov était un homme très susceptible. Il pouvait excuser tout ce qu’on disait sur son propre compte, mais jamais il ne pardonnait ce qui était blessant pour son rang ou son grade. Il avait même la conviction que, dans les pièces de théâtre, on ne devrait permettre des attaques que contre les officiers subalternes, mais en aucune manière contre les officiers supérieurs. L’accueil du commissaire l’avait tellement froissé, qu’il releva fièrement la tête, écarta les bras, et déclara avec dignité: