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— Amenez-la! fit de nouveau la voix tonitruante. Un homme assez âgé et de très grande taille sortit de l’embuscade. Il était nu jusqu’à la ceinture; les muscles roulaient sous les poils gris de son torse athlétique.

Mais Mven Mas était revenu à lui. Les travaux d’Hercule de sa jeunesse l’avaient opposé à des ennemis plus redoutables, insoumis aux lois humaines. Il se remémora tout ce qu’on lui avait appris pour la lutte corps à corps avec les pieuvres et les requins.

L’Africain demeura quelques secondes à terre, afin de se remettre des coups reçus, puis il rejoignit d’un bond les ravisseurs. L’un d’eux se retourna pour parer l’attaque, mais Mven Mas le frappa en plein centre nerveux. L’homme s’écroula avec un hurlement bestial, son compagnon le suivit de près, culbuté d’un coup de pied. La jeune fille était libre. Mven Mas fit face au chef des assaillants qui avait déjà levé le bras. Mven Mas, qui cherchait l’endroit le plus sensible de l’adversaire, visa sa figure crispée de rage et recula soudain, stupéfait. Il avait reconnu ce masque aux traits prononcés, qui l’avait obsédé dans ses pénibles méditations sur l’expérience du Tibet.

— Bet Lon!

L’autre se figea, examinant cet homme basané, qu’il ne connaissait pas et qui avait perdu son expression débonnaire.

Ses deux acolytes s’étaient relevés, encore tordus par la douleur, et voulaient s’attaquer de nouveau à Mven Mas. Le mathématicien les arrêta d’un geste autoritaire.

— Bet Lon! s’écria Mven Mas. J’ai souvent envisagé la possibilité de notre rencontre, car je vous prenais pour un compagnon d’infortune. Mais j’étais loin de supposer que nous nous verrions dans des circonstances pareilles!

— Lesquelles? répliqua insolemment Bet Lon, en contenant la fureur qui allumait ses yeux.

L’Africain eut un geste de protestation:

— A quoi bon ces vaines paroles? Vous ne les prononciez pourtant pas dans l’autre monde, et vos actions bien que criminelles, étaient alors motivées par une grande idée. Et ici, qu’est-ce qui vous fait agir? ’

— Moi-même, et rien que moi! proféra Bet Lon entre ses dents, l’air dédaigneux. J’ai assez tenu compte des autres, des intérêts communs. C’est sans importance, je m’en suis convaincu. Des sages de l’antiquité le savaient déjà…

— Vous n’avez jamais pensé aux autres, interrompit l’Africain. Esclave de vos passions, vous voilà devenu une brute, un fourbe, presque un animal!

Bet Lon était sur le point de se jeter sur Mven Mas, mais il se maîtrisa.

— Convient-il à un homme du Grand Monde de mentir? Je n’ai jamais été un fourbe!

— Et eux? Mven Mas montra les deux jeunes gens qui écoutaient, perplexes. Où les menez-vous? Sous les balles nai-cotiques du détachement sanitaire? Vous devez bien comprendre que la suprématie illusoire, fondée sur la violence, conduit à l’abîme de l’infamie et de la mort.

— Je ne les ai pas trompés. Ce sont eux qui l’ont voulu!

— Vous avez usé de votre grande intelligence et de votre volonté pour exploiter le côté faible de l’âme humaine, qui a joué un rôle si fatal dans l’histoire: l’instinct de soumission, la tendance à se décharger de sa responsabilité sur quelqu’un de plus fort, le besoin d’obéir aveuglément et d’imputer sa propre ignorance, sa paresse, sa veulerie à un dieu, à une idée, à un chef militaire ou politique. Est-ce là l’obéissance raisonnable à l’éducateur de notre monde! Vous voudriez, comme les tyrans d’autrefois, vous entourer de serviteurs fidèles, c’est-à-dire de robots humains…

— Suffit, vous parlez trop!

— Je sais que vous avez trop perdu et je veux…

— Moi, je ne veux pas! Otez-vous de mon chemin! Mven Mas ne broncha pas. La tête penchée, il défiait Bet

Lon, sentant tressaillir contre son dos l’épaule d’Onar. Et ce tremblement l’exaspérait bien plus que les coups reçus.

L’ex-mathématicien, immobile, regardait les yeux noirs de l’Africain qui flamboyaient de colère.

— Allez! exhala-t-il, en quattant le sentier et faisant signe à ses acolytes de s’écarter. Mven Mas reprit Onar par la main et l’emmena, suivi du regard haineux de Bet Lon.

Au tournant du sentier, Mven Mas s’arrêta si brusquement qu’Onar heurta son dos.

— Bet Lon, revenons ensemble dans le Grand Monde!

Le mathématicien retrouva son rire insouciant, mais l’oreille fine de l’Africain perçut dans cette bravade une pointe d’amertume.

— Qui êtes-vous pour me proposer cela? Savez-vous…

— Oui, je sais. Moi aussi, j’ai fait une expérience interdite, qui a coûté la vie à plusieurs personnes… Nos voies d’investigation étaient voisines et vous… vous, moi et d’autres sommes à la veille de la victoire f Vous êtes un homme utile à l’humanité, mais pas dans cet état…

Bet Lon s’approcha, les yeux à terre, puis il fit soudain volte-face et jeta par-dessus l’épaule un refus brutal. Mven Mas s’éloigna par le sentier, sans mot dire.

Il restait une dizairîe de kilomètres jusqu’à la cité n° 5.

Ayant appris que la jeune fille était seule au monde, il lui conseilla de déménager dans une localité maritime de la côte orientale, pour ne plus rencontrer son persécuteur. L’ancien savant devenait un despote dans la vie paisible et retirée des éleveurs montagnards. Pour prévenir le danger, Mven Mas décida de demander tout de suite aux autorités de surveiller ces trois hommes. Mven Mas prit congé d’Onar à l’entrée de la cité. La jeune fille lui apprit qu’on avait récemment découvert, dans les bois de la montagne en forme de dôme, des tigres échappés de la réserve ou demeurés depuis des temps immémoriaux dans les fourrés impénétrables qui entouraient le plus haut sommet de l’île. Lui saisissant la main, elle le pria d’être prudent et de ne pas traverser les montagnes la nuit. Mven Mas rebroussa chemin d’un pas pressé. Il réfléchissait à ce qui venait de se passer et revoyait le dernier regard de la jeune fille, empreint d’inquiétude et d’un dévouement qu’on rencontrait rarement, même dans le Grand Monde.

Il songea pour la première fois aux véritables héros du passé, restés bons et courageux dans un enfer d’humiliations, de haines et de souffrances physiques; il se dit que la vie d’autrefois qui paraissait si dure aux hommes actuels, contenait, elle aussi, du bonheur, de l’espoir, de l’activité, parfois même plus intense qu’à l’époque superbe du Grand Anneau. Mven Mas évoqua presque avec irritation les théoriciens de ce temps-là, qui se fondaient sur la lenteur mal comprise de la transformation des espèces et prédisaient que l’humanité ne serait pas meilleure dans un million d’années.

S’ils avaient mieux aimé les hommes et connu la dialectique de l’évolution, cette ineptie ne leur serait jamais venue à l’esprit.

Le couchant teintait le rideau de nuages derrière la cime ronde de la haute montagne. Mven Mas plongea dans la rivière et y lava la boue et le sang du combat…