Chli-pou-kan croît petit à petit. On a tout d'abord aménagé la Cité interdite. Elle n'est pas construite dans une souche, mais dans un truc bizarre enterré là; une boîte de conserve rouillée, en fait, ayant jadis contenu trois kilos de compote, rebut provenant d'un orphelinat proche. Dans ce palais nouveau, Chli-pou-ni pond avec frénésie cependant qu'on la gave de sucres, de graisses et de vitamines. Les premières filles ont construit juste sous la Cité interdite une pouponnière chauffée à l'humus en décomposition. C'est ce qu'il y a de plus pratique, en attendant le dôme de branchettes et le solarium qui signeront la fin des travaux.

Chli-pou-ni veut que sa cité bénéficie de toutes les technologies connues: champignonnières, fourmis citernes, bétail de pucerons, lierres de soutien, salles de fermentation de miellat, salle de fabrication des farines de céréales, salles de mercenaires, salle d'espions, salle de chimie organique, etc.

Et ça court dans tous les coins. La jeune reine a su transmettre son enthousiasme et ses espoirs. Elle n'accepterait pas que Chli-pou-kan soit une ville fédérée comme les autres. Elle ambitionne d'en faire un pôle d'avant-garde, la pointe de la civilisation myrmécéenne. Elle déborde d'ailleurs de suggestions.

Par exemple, on a découvert aux alentours de l'étage -12 un ruisseau souterrain. L'eau est un élément qui n'a pas été assez étudié, selon elle. On doit pouvoir trouver un moyen de marcher dessus. Dans un premier temps, une équipe est chargée d'étudier les insectes qui vivent en eau douce: dytiques, cyclopes, daphnies… Sont-ils comestibles? Pourra-t-on un jour en élever dans des flaques contrôlées? Son premier discours connu, elle le tient sur le thème des pucerons: Nous allons vers une période de troubles guerriers. Les armes sont de plus en plus sophistiquées. Nous ne pourrons pas toujours suivre. Un jour, peut-être, la chasse à l'extérieur deviendra aléatoire. Il nous faut prévoir le pire. Notre cité doit s'étendre le plus possible en profondeur. Et nous devons privilégier l'élevage des pucerons à toute autre forme de fourniture des sucres vitaux. Ce bétail sera installé dans des étables situées aux étages les plus bas… Trente de ses filles font une sortie et ramènent deux pucerons sur le point d'accoucher. Au bout de quelques heures, elles en ont obtenu une centaine de puceronneaux dont elles coupent les ailes. On installe cette amorce de cheptel à l'étage -23, bien à l'abri des coccinelles, et on le fournit amplement en feuilles fraîches et tiges pleines de sève. Chli-pou-ni envoie des exploratrices dans toutes les directions. Certaines ramènent des spores d'agaric qui sont ensuite plantées dans les champignonnières. La reine avide de découvertes décide même de réaliser le rêve de sa mère: elle plante une ligne de graines de fleurs carnivores sur la frontière est. Elle espère ainsi ralentir une éventuelle attaque des termites et de leur arme secrète. Car elle n'a pas oublié le mystère de l'arme secrète, l'assassinat du prince 327e et la réserve alimentaire dissimulée sous le granité. Elle dépêche un groupe d'ambassadrices en direction de Bel-o-kan. Officiellement, celles-ci sont chargées d'annoncer à la reine mère la construction de la soixante-cinquième cité et son ralliement à la Fédération. Mais à titre officieux, elles doivent essayer de poursuivre l'enquête à l'étage — 50 de Bel-o-kan.

La sonnette retentit alors qu'Augusta était en train d'épingler ses précieuses photos sépia sur le mur gris, Elle vérifia que la chaîne de sécurité était mise et entrouvrit la porte. Il y avait là un monsieur d'âge moyen, bien propret; il n'avait même pas de pellicules sur le revers de sa veste.

— Bonjour madame Wells. Je me présente: Pr Leduc, un collègue de votre fils Edmond. Je n'irai pas par quatre chemins. Je sais que vous avez déjà perdu votre petit-fils et votre arrière-petit-fils dans la cave. Et que huit pompiers, six gendarmes et deux policiers y ont disparu pareillement. Pourtant, madame… je souhaiterais y descendre. Augusta n'était pas sûre d'avoir bien entendu. Elle régla sa prothèse auditive sur le volume maximal.

— Vous êtes le Pr Rosenfeld?

— Non. Leduc. Pr Leduc. Je vois que vous avez entendu parler de Rosenfeld. Rosenfeld, Edmond et moi sommes tous trois entomologistes. Nous avons en commun une spécialité: l'étude des fourmis. Mais justement Edmond avait pris sur nous une sérieuse avance. Il serait dommage de ne pas en faire bénéficier l'humanité… Je souhaiterais descendre dans votre cave. Quand on entend mal, on regarde mieux. Elle examina les oreilles de ce Leduc. L'être humain possède la particularité de garder en lui la forme de son passé le plus ancien; l'oreille, à cet égard, représente le fœtus.

Le lobe symbolise la tête, l'arête du pavillon donne la forme de la colonne vertébrale, etc. Ce Leduc avait dû être un fœtus maigre, et Augusta appréciait modérément les fœtus maigres.

— Et qu'est-ce que vous espérez trouver dans cette cave?

— Un livre. Une encyclopédie où il notait systématiquement tous ses travaux. Edmond était cachottier. Il a dû tout ensevelir là-dessous, en mettant des pièges pour tuer ou repousser les béotiens. Mais moi, je pars averti et un homme averti…

— … peut très bien se faire tuer! compléta Augusta.

— Laissez-moi ma chance.

— Entrez, monsieur…?

— Leduc, Pr Laurent Leduc du laboratoire CNRS 352.

Elle le guida vers la cave. Une inscription en larges lettres rouges était peinte sur le mur construit par la police:

NE PLUS JAMAIS DESCENDRE DANS CETTE MAUDITE CAVE!!

Elle la désigna d'un coup de menton.

— Vous savez ce qu'ils disent les gens dans cet immeuble, monsieur Leduc? Ils disent que c'est une bouche de l'enfer. Ils disent que cette maison est Carnivore et qu'elle mange les humains qui viennent lui démanger le gosier… Certains voudraient même qu'on coule du béton.

Elle le regarda de haut en bas.

— Vous n'avez pas peur de mourir, monsieur Leduc?

— Si, fit-il, et il sourit d'un air narquois. Si, j'ai peur de mourir idiot, sans savoir ce qu'il y a au fond de cette cave.

103 683e et 4000e ont quitté depuis des jours le nid des tisseuses rouges. Deux guerrières au dard pointu les accompagnent. Ensemble elles ont marché longtemps sur des pistes à peine parfumées de phéromones pistes. Elles ont déjà parcouru des milliers de têtes de distance depuis le nid tissé dans les branches du noisetier. Elles ont croisé toutes sortes d'animaux exotiques dont elles ne connaissent même pas le nom. Dans le doute, elles les évitent tous.

Quand la nuit vient, elles creusent la terre le plus profondément possible puis s'enfouissent en profitant de la douce chaleur et de la protection de leur planète nourricière.

Les deux rouges, aujourd'hui, les ont guidées jusqu'au sommet d'une colline.

Le bout du monde est encore loin?

C'est par là.

De leur promontoire, les rousses découvrent, à perte de vue vers l'est, un univers de sombres broussailles. Les rouges leur signifient que leur mission prend fin,

qu'elles ne les suivent pas plus loin. Il y a certains endroits où leurs odeurs ne sont pas bien accueillies.

Le Belokaniennes doivent continuer tout droit jusqu'aux champs des moissonneuses. Celles-ci vivent en permanence aux parages du «bord du monde»; elles sauront sans aucun doute les renseigner. Avant de quitter leurs guides, les rousses délivrent les précieuses phéromones d'identification de la Fédération, prix convenu du voyage. Puis elles dévalent la pente à la rencontre des champs cultivés par les fameuses moissonneuses.

SQUELETTE: Vaut-il mieux avoir lesquelette à l'intérieur ou à l'extérieur du corps?

Lorsque le squelette est à l'extérieur, ilforme une carrosserie protectrice. La chair est à l'abri des dangers extérieurs mais elledevient fiasque et presque liquide. Et lorsqu'une pointe arrive à passer malgrétoute la carapace, les dégâts sont irrémédiables.