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Il resta à court de souffle.

– Il a eu honte d’avoir pleuré! murmura Lébédev à Elisabeth Prokofievna. «Cela devait arriver!» Quel homme que le prince! il a lu au fond de son âme…

Mais Elisabeth Prokofievna ne daigna pas le regarder. Elle était campée fièrement et, la tête rejetée en arrière, dévisageait «ces gens de rien» avec une curiosité méprisante. Lorsque Hippolyte eut fini de parler, le général esquissa un haussement d’épaules; elle le toisa alors, d’un air courroucé, des pieds à la tête, comme pour lui demander compte de ce mouvement, puis elle se tourna aussitôt vers le prince.

– Merci, prince, ami excentrique de notre maison, merci pour l’agréable soirée dont nous vous sommes tous redevables. Je présume que vous êtes maintenant dans la joie à l’idée d’avoir réussi à nous associer, nous aussi, à vos folies… En voilà assez! cher ami; merci du moins de nous avoir donné une occasion de vous bien connaître!…

Avec des gestes de dépit elle se mit à arranger sa mantille en attendant le départ de «ces gens-là». Sur ces entrefaites un fiacre vint les prendre, amené par le fils de Lébédev, le collégien, que Doktorenko avait envoyé un quart d’heure auparavant chercher un véhicule. Le général crut aussitôt devoir ajouter un petit mot aux paroles que sa femme venait de prononcer:

– Le fait est, prince, que, moi-même, je ne m’attendais pas… après tout… après toutes nos relations d’amitié,… puis enfin, Elisabeth Prokofievna…

– Voyons, comment peut-on le traiter ainsi! s’écria Adélaïde, qui s’approcha avec empressement du prince et lui tendit la main.

Il lui sourit d’un air égaré. Soudain un chuchotement précipité lui fit à l’oreille une sensation de brûlure; c’était Aglaé qui lui murmurait:

– Si vous ne mettez pas à l’instant ces vilaines gens dehors, je vous haïrai toute ma vie, toute ma vie, et vous seul!

Elle paraissait hors d’elle-même, mais se détourna avant que le prince eût eu le temps de la regarder. Au reste il n’y avait plus personne à mettre à la porte: tant bien que mal, on était arrivé à caser le malade dans la voiture et celle-ci venait de partir.

– Est-ce que cela va durer encore longtemps, Ivan Fiodorovitch? Qu’en pensez-vous? Aurai-je encore longtemps à subir ces malfaisants garnements?

– Mais, ma chère amie,… moi je suis naturellement disposé… et le prince…

Ivan Fiodorovitch tendit tout de même la main au prince puis, sans laisser à celui-ci le temps de la lui serrer, il se précipita derrière Elisabeth Prokofievna qui descendait les marches de la terrasse en manifestant bruyamment sa colère. Adélaïde, son fiancé et Alexandra firent au prince des adieux d’une sincère cordialité. Eugène Pavlovitch était avec eux; c’était le seul qui fût de bonne humeur.

– Ce que je prévoyais est arrivé! murmura-t-il avec son sourire le plus aimable. – Il est seulement regrettable, mon pauvre ami, que vous ayez eu aussi à en pâtir.

Aglaé sortit sans dire adieu au prince.

Cependant cette soirée ménageait une nouvelle surprise; Elisabeth Prokofievna devait encore subir une rencontre des plus inattendues.

Elle n’était pas au bas de l’escalier conduisant au chemin (qui faisait le tour du parc) qu’un brillant équipage, une calèche attelée de deux chevaux blancs, passa au trot devant la villa du prince. Deux dames en grande toilette occupaient la voiture, qui s’arrêta brusquement à dix pas plus loin. Une des dames se retourna vivement, comme si elle venait de distinguer une personne de connaissance qu’elle avait un urgent besoin de voir.

– Eugène Pavlovitch, c’est toi? s’écria-t-elle d’une voix claire et harmonieuse, qui fit tressaillir le prince et peut-être aussi quelqu’un d’autre. – Ah! que je suis heureuse de te trouver enfin! J’ai envoyé à deux reprises des exprès chez toi, en ville. Ils t’ont cherché toute la journée!

Eugène Pavlovitch s’arrêta au beau milieu de l’escalier comme frappé de la foudre. Elisabeth Prokofievna fit halte également, mais sans donner les mêmes signes de stupeur que lui; elle toisa l’insolente personne avec la même hauteur, le même mépris glacial qu’elle avait témoignés cinq minutes plus tôt aux «gens de rien», puis tourna aussitôt son regard scrutateur vers Eugène Pavlovitch.

– J’ai une nouvelle à t’annoncer, continua la même voix. Ne te tourmente pas pour les traites de Koupfer. Rogojine les a rachetées sur ma demande au taux de trente pour cent. Tu peux encore être tranquille pour trois mois. Quant à Biskoup et à toute cette racaille, nous nous arrangerons sûrement à l’amiable. C’est dire que tout va pour le mieux. Réjouis-toi! À demain!

La calèche repartit et ne tarda pas à disparaître.

– C’est une folle! s’écria Eugène Pavlovitch, qui, tout rouge d’indignation, jetait autour de lui des regards stupéfaits. – J’ignore totalement ce qu’elle a voulu dire. Quelles traites? Qui est cette personne?

Elisabeth Prokofievna le fixa encore pendant deux secondes, puis elle fit volte-face et se dirigea vers sa maison, suivie de tous les siens. Une minute après, Eugène Pavlovitch vint retrouver le prince sur la terrasse. Il était en proie à une vive émotion.

– Sincèrement, prince, vous ne savez pas ce que cela veut dire?

– Je n’en sais rien, répondit le prince, lui-même péniblement affecté.

– Non?

– Non.

– Je n’en sais pas davantage, repartit Eugène Pavlovitch dans un éclat de rire. – Cette histoire de traites ne me concerne pas, je vous en donne ma parole d’honneur!… Mais qu’avez-vous donc? Vous semblez défaillir?

– Oh! non, non; je vous assure que non…

XI

Deux jours passèrent avant que l’irritation des Epantchine fût complètement apaisée. Selon son habitude, le prince s’attribuait beaucoup de torts et s’attendait sincèrement à un châtiment; cependant il s’était, dès le début, convaincu qu’Elisabeth Prokofievna ne pouvait lui en vouloir pour de bon et que s’était plutôt à elle-même qu’elle en avait. Aussi ne sut-il plus à quoi s’en tenir et devint-il tout triste quand il vit qu’on lui gardait encore rigueur au bout de trois jours. Divers autres incidents l’entretenaient dans l’inquiétude. L’un d’eux surtout avait, pendant ces trois jours, progressivement surexcité son caractère défiant. (Car le prince se reprochait, ces derniers temps, de tomber dans deux extrêmes: une «absurde et intempestive» confiance alternant avec une «sombre et basse» défiance). Bref, au bout du troisième jour, l’incident de la dame excentrique qui avait interpellé Eugène Pavlovitch du fond de sa calèche avait pris dans son esprit des proportions effrayantes et énigmatiques. L’énigme se traduisait pour lui (sans parler d’autres aspects de l’affaire) par cette pénible question: la responsabilité de la nouvelle «extravagance» lui incombait-elle, ou était-ce seulement la faute de… Mais il n’allait pas jusqu’à prononcer un nom. Quant aux initiales N. PH. B., ce n’avait été, croyait-il, qu’une plaisanterie innocente et tout à fait enfantine, sur laquelle l’on ne pouvait en conscience, ni même en simple honnêteté, arrêter sa pensée.

D’ailleurs, le lendemain même de cette scandaleuse «soirée», dont il se regardait comme la «cause» principale, le prince eut le plaisir de recevoir dans la matinée la visite du prince Stch… et d’Adélaïde qui rentraient d’une promenade: «ils étaient surtout venus pour prendre des nouvelles de sa santé». Adélaïde avait remarqué en pénétrant dans le parc un magnifique vieil arbre, très touffu, dont le tronc était creux et lézardé et dont les branches longues et noueuses portaient une jeune frondaison; elle voulait à tout prix le dessiner! Elle ne parla presque que de cet arbre pendant la demi-heure que dura sa visite. Le prince Stch… se montra aimable et gracieux comme à son ordinaire; il questionna le prince sur le passé et évoqua des événements qui remontaient à leurs premières relations, si bien que l’on ne parla presque pas des incidents de la veille.