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Gania eut à part soi un sourire méchant mais ne répondit point. Le prince, s’étant aperçu que son jugement ne lui avait pas plu, se troubla et garda également le silence.

– Mon père vous a-t-il demandé de l’argent? demanda à brûle-pourpoint Gania.

– Non.

– Il vous en demandera; ne lui donnez rien. Quand on pense qu’il a été un homme comme il faut! Je me rappelle ce temps. On le recevait dans la bonne société. Comme ils déclinent vite, ces vieux hommes du monde! Aussitôt que la gêne les atteint et qu’ils n’ont plus les moyens d’autrefois, ils se consument comme la poudre. Je vous assure qu’il ne mentait pas ainsi auparavant; tout au plus avait-il une certaine tendance à l’emphase. Et voilà ce que cette tendance est devenue! C’est évidemment le vin qui en est cause. Savez-vous qu’il entretient une maîtresse? Il n’en est donc plus aux mensonges innocents. Je ne puis comprendre la patience de ma mère. Vous a-t-il relaté le siège de Kars? Vous a-t-il raconté l’histoire de son cheval gris qui s’était mis à parler? Car il va jusqu’à débiter de pareilles sornettes.

Et Gania partit d’un brusque éclat de rire.

– Qu’avez-vous à me regarder ainsi? demanda-t-il inopinément au prince.

– Je suis surpris de vous voir rire avec tant d’abandon. Franchement, vous avez gardé un rire d’enfant. Tout à l’heure, en venant vous réconcilier avec moi, vous avez dit: «Si vous voulez, je vais vous baiser la main»; tout comme un enfant qui demande pardon. Donc vous êtes encore capable de parler et d’agir avec la sincérité de l’enfant. Puis, vous vous embarquez sans crier gare dans cette ténébreuse histoire des soixante-quinze mille roubles. Réellement, tout cela confine à l’absurde et à l’invraisemblable.

– À quelle conclusion voulez-vous en venir?

– À celle-ci: vous vous engagez trop à la légère et vous feriez bien de vous montrer plus circonspect. Barbe Ardalionovna est peut-être dans le vrai lorsqu’elle vous sermonne.

– Ah oui! la morale! Je sais très bien que je suis encore un gamin, repartit Gania avec fougue; et la preuve, c’est que je tiens avec vous de pareilles conversations. Mais, prince, ce n’est nullement par calcul que je me plonge dans ces ténèbres, continua-t-il sur le ton d’un jeune homme blessé dans son amour-propre. – Si j’agissais par calcul, je me tromperais sûrement, car je suis encore faible de tête et de caractère. C’est la passion qui m’entraîne, et elle m’entraîne vers un but qui, pour moi, est capital. Vous vous figurez qu’en possession des soixante-quinze mille roubles, je m’empresserai de rouler carrosse? Eh bien non! J’achèverai d’user la vieille redingote que je porte depuis trois ans et je romprai toutes mes relations de cercle. Dans notre pays, bien que tout le monde ait une âme d’usurier, bien peu suivent leur ligne sans dévier. Moi, je ne dévierai pas. L’essentiel est de tenir jusqu’au bout. À dix-sept ans, Ptitsine dormait à la belle étoile et vendait des canifs; il avait commencé avec un kopek. Maintenant, il est à la tête de soixante mille roubles; mais au prix de quelle gymnastique! C’est précisément pour m’épargner cette gymnastique que je veux me mettre en train avec un capital. Dans quinze ans on dira: «Voilà Ivolguine, le roi des Juifs!» Vous me dites que je suis un homme sans originalité. Remarquez, mon cher prince, que, pour les gens de notre temps et de notre race, il n’y a rien de plus blessant que de s’entendre taxer de manque d’originalité, de faiblesse de caractère, d’absence de talent particulier et de vulgarité. Vous ne m’avez pas même fait l’honneur de me mettre au rang des gredins achevés, et, voyez-vous, c’est pour cela que tout à l’heure je voulais vous dévorer. Vous m’avez offensé plus cruellement que ne l’a fait Epantchine quand il m’a cru capable de lui vendre ma femme (supposition toute naïve, puisqu’il n’y a eu de sa part ni sondage ni tentative de séduction). Mon cher, ceci m’exaspère depuis longtemps et c’est pour cela qu’il me faut de l’argent. Quand j’en aurai, sachez que je serai un homme de la plus grande originalité. Ce qu’il y a de plus vil et de plus odieux dans l’argent, c’est qu’il confère même des talents. Il en sera ainsi jusqu’à la consommation des siècles. Vous me direz que tout cela est de l’enfantillage ou, peut-être, de la poésie. Soit! Ce n’en sera que plus gai pour moi, mais je tiendrai bon. J’irai jusqu’au bout. Rira bien qui rira le dernier [32]. Pourquoi Epantchine m’offense-t-il ainsi? Est-ce par animosité? Pas le moins du monde! C’est tout simplement parce que je suis trop insignifiant. Mais quand j’aurai réussi… Cependant, en voilà assez: il est l’heure! Kolia a déjà mis deux fois le nez à la porte; c’est pour vous dire d’aller dîner. Moi je sors. Je viendrai vous voir de temps à autre. Vous ne serez pas mal chez nous; on vous traitera maintenant comme un membre de la famille. Prenez garde à ne pas me trahir. J’ai l’impression que nous serons, vous et moi, des amis ou des ennemis. Dites-moi, prince: si je vous avais baisé la main comme j’avais sincèrement l’intention de le faire tout à l’heure, ne pensez-vous pas que je serais devenu ensuite votre ennemi?

– Cela ne fait pas de doute; mais pas pour toujours, car vous n’auriez pas eu la force de persévérer et vous m’auriez pardonné, dit le prince en riant après un moment de réflexion.

– Hé! hé! avec vous, il faut avoir la puce à l’oreille. Il y a, dans votre réflexion même, une pointe de venin. Qui sait? Vous êtes peut-être mon ennemi? À propos, ha! ha! j’ai oublié de vous poser une question: me suis-je trompé en observant que Nastasie Philippovna vous plaisait beaucoup?

– Oui, elle me plaît.

– Êtes-vous amoureux d’elle?

– Euh… non.

– Cependant, vous êtes devenu tout rouge et vous avez pris un air malheureux. C’est bon, je ne vous taquinerai pas; au revoir! Mais sachez que cette femme est vertueuse. Pouvez-vous le croire? Vous pensez qu’elle vit avec ce Totski? Pas du tout! Il y a longtemps que leurs rapports ont cessé. Et avez-vous remarqué comme elle est parfois mal à l’aise? Il y a eu tout à l’heure des instants où elle se troublait. C’est la vérité. Et voilà le genre de femmes qui aiment à dominer! Allons, adieu!

Gania, mis en bonne humeur, sortit avec beaucoup plus d’assurance qu’il n’en avait en entrant. Le prince resta immobile et songeur pendant une dizaine de minutes.

Kolia passa de nouveau la tête par la porte entrebâillée.

– Je ne dînerai pas, Kolia; j’ai bien déjeuné tantôt chez les Epantchine.

Kolia se décida à entrer complètement et remit au prince un billet. C’était un pli cacheté du général. On pouvait voir sur le visage du jeune garçon qu’il avait de la répugnance à s’acquitter de cette commission. Le prince lut le billet, se leva et prit son chapeau.

– C’est à deux pas d’ici, dit Kolia d’un air confus. Il est assis là-bas en compagnie de sa bouteille. Je ne m’explique pas comment il a réussi à obtenir de la boisson à crédit. Prince, soyez assez gentil pour ne pas dire ici que je vous ai remis ce billet! Je me suis juré mille fois de ne plus me charger de ce genre de commission, mais je n’ai pas eu le courage de lui refuser. Cependant, je vous en prie, ne vous gênez pas avec lui; donnez-lui quelque menue monnaie et que tout soit dit.

– J’avais moi-même l’intention de voir votre papa, Kolia. Il faut que je lui parle… d’une certaine affaire… Allons!

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[32] En français dans le texte.