13
Un soir, nous tombâmes sur un train tout neuf…
Oui, ses wagons n'avaient encore jamais accueilli de voyageurs. Leur peinture verte était lisse, luisante, et les plaques d'émail d'une blancheur éclatante de faïence. Les vitres, parfaitement transparentes, semblaient découvrir un intérieur plus profond, plus tentant. Et cet intérieur sentant la moleskine vierge des couchettes concentrait en lui la quintessence même des voyages. Leur esprit. Leur âme. Leur volupté.
Ce soir, Samouraï n'alluma pas la chaudière. Il tira de son sac à dos une étrange bouteille plate qu'il éclaira avec une torche électrique. Puis, posant sur la table une tasse en aluminium, il se versa quelques gouttes d'un liquide épais, brunâtre, et but lentement comme s'il voulait en apprécier toute la saveur.
– C'est quoi, ça? interrogeâmes-nous avec curiosité.
– C'est bien meilleur que le thé, croyez-moi, répondit-il en souriant d'un air mystérieux. Vous voulez goûter?
– Non, mais dis d'abord ce que c'est!
Samouraï se resservit du liquide brun, but en plissant les yeux, puis annonça:
– C'est la liqueur de la Kharg-racine. Vous vous souvenez? Celle qu'Outkine a déterrée, l'été dernier…
La boisson avait un goût que nous n'arrivions pas à identifier ni à rattacher à aucun plat déjà goûté. Une saveur alcoolisée qui semblait détacher votre bouche et votre tête du reste du corps. Ou plutôt remplir tout le reste d'une sorte d'apesanteur lumineuse.
– Olga m'a dit, expliqua Samouraï d'une voix qui planait déjà dans cette légèreté aérienne, que ce n'est pas un aphrodisiaque, mais tout simplement un euphorisant…
– Afro, quoi? demandai-je, ébahi par ces syllabes insolites.
– Eupho, comment? fit OutMne en écarquillant les yeux.
La sonorité de ces mots inconnus avait elle aussi quelque chose de volatil, de vaporeux…
Nous nous allongeâmes sur nos couchettes neuves avec, dans la tête, la scène du film qui avait frappé le plus notre imagination et qui glissa imperceptiblement dans notre sommeil rempli de rêves d'amour dignes de la Kharg-racine…
Dans cette scène, la ravissante compagne de Belmondo, vêtue d'une ombre de soutien-gorge et d'une trace de cache-sexe, arrachait la nappe en faisant tomber de la table un énorme vase avec un bouquet somptueux. Et, dans un élan sauvage, elle proposait à notre héros de célébrer leur messe charnelle sur cette table rase. Le héros esquivait cette offre extravagante. Et nous devinions que c'était notre pudeur qu'il voulait ménager. Déjà la vue de cette bacchante remplissait les murs de L'Octobre rouge d'une vibration toute particulière. Belmondo pressentait que s'il s'était laissé aller à son désir, la révolution à Nerloug aurait été imminente. Avec la prise du bâtiment trapu de la milice et la destruction de l'usine de barbelés La Communarde. Il déclinait donc la proposition, mais pour ne pas compromettre sa virilité aux yeux des spectateurs, il évoquait un tout autre champ de bataille amoureux:
– Sur la table? Et pourquoi pas debout dans un hamac? Ou sur des skis?
Et quel devait être notre amour et aussi notre confiance pour que cette hypothèse ait été prise tout à fait au sérieux! Oui, nous y avions cru dur comme fer à cette performance érotique purement occidentale. Deux corps bronzés debout (!) dans un hamac attaché aux troncs velus des palmiers. La fougue du désir était proportionnelle au déséquilibre bienheureux sous leurs pieds. La fureur des enlacements augmentait l'amplitude du tangage. La profondeur de fusion inversait le ciel et la terre. Les amants de la nuit tropicale se retrouvaient dans le creux du hamac, dans ce berceau d'amour dont le va-et-vient se calmait lentement…
Quant à l'amour sur des skis, nous étions bien placés pour imaginer la scène. Qui, mieux que nous, qui passions la moitié de notre vie sur nos raquettes, pouvait imaginer cette chaleur intense qui embrasait le corps après deux ou trois heures de course? Les amants rejetaient leurs bâtons, la piste se dédoublait et on n'entendait plus que la respiration haletante, le crissement cadencé de la neige sous les skis et le rire d'une pie indiscrète sur la branche d'un cèdre…
Cependant, nous préférions le hamac, comme plus exotique. Ce soir, planant dans les vapeurs de la racine d'amour, nous nous abandonnions à ses bercements. Dans notre sommeil, nous entendions le bruissement de longues feuilles de palmiers, nous aspirions le souffle nocturne de l'océan. De temps en temps, une noix de coco trop mûre tombait sur le sable, une vague langoureuse venait mourir près de nos sandales tressées. Et le ciel surchargé de constellations tropicales se balançait au rythme de notre désir…
Réveillés en pleine nuit, nous restâmes un long moment les yeux ouverts, sans bouger. Sans qu'aucun de nous n'ose confier sa surprenante intuition aux autres. C'était comme si le bercement du hamac se poursuivait toujours. Nous pensâmes d'abord à un train qui longeait notre voie et nous secouait légèrement… Enfin, Outkine, qui était installé sur la couchette du bas, colla son front contre la vitre noire, essayant de percer l'obscurité. Et nous entendîmes son excla-mation inquiète:
– Mais où nous allons comme ça?
Notre train roulait à vive allure à travers la taïga. Ce n'étaient pas de simples mouvements de manœuvres sur les voies de la gare, mais bel et bien une course rapide et régulière. On ne voyait plus la moindre lueur: rien que la muraille impénétrable de la taïga et une bande de neige le long de la voie.
Samouraï consulta sa montre: il était deux heures moins cinq.
– Et si on sautait? proposai-j'e, pris de panique, mais éprouvant déjà la naissance d'une ivresse exaltante.
Nous allâmes tous les trois vers la sortie. Samouraï ouvrit la portière. Nous eûmes l'impression qu'une branche de sapin glacée vint nous cingler le visage, nous coupant le souffle. C'était le dernier froid de l'hiver, son combat d'arrière-garde. Les aiguilles du vent, de la poussière neigeuse et l'ombre infinie de la taïga… Samouraï claqua la portière.
– Sauter ici, c'est se jeter directement dans la gueule du loup. Je parie qu'on roule déjà depuis au moins trois heures. Et puis, à cette vitesse… Je ne connais qu'un seul homme qui en serait capable, ajouta-t-il.
– Qui ça?
Samouraï sourit en lançant un clin d'œil:
– Belmondo!
Nous rîmes. La peur s'estompa. En revenant dans notre compartiment, nous décidâmes de descendre au premier arrêt, au premier endroit habité… Outkine sortit une boussole et, après des manipulations minutieuses, annonça:
– Nous allons vers l'est!
Nous aurions préféré la direction opposée. Mais avions-nous le choix?
Les bercements du wagon eurent vite raison de.notre résistance héroïque au sommeil. Nous nous endormîmes en imaginant tous les trois la même scène: Belmondo pousse la porte du wagon, scrute la nuit glacée qui défile à toute vitesse dans le tourbillon de la poudre neigeuse et, prenant appui sur le marchepied, il se jette dans l'ombre épaisse de la taïga…
C'est le silence et l'immobilité parfaite qui nous réveillèrent. Et aussi la fraîcheur lumineuse de la matinée. Nous attrapâmes nos chapkas, nos sacs et nous nous précipitâmes vers la sortie. Mais derrière la porte il n'y avait aucune trace d'habitation, ni de quelque activité humaine. Seul le flanc boisé d'une colline dont le sommet blanc s'imprégnait lentement de la limpidité du soleil levant…
Nous restions devant la portière ouverte, humant l'air. Il n'était pas glacé et sec comme à Svetlaïa. Il pénétrait dans nos poumons avec une douceur souple, caressante. On n'avait pas besoin de le réchauffer d'abord dans la bouche avant de l'aspirer, comme les âpres gorgées du vent de chez nous. Les neiges qui s'étendaient devant nos yeux nous firent penser à un étrange redoux éternel. Et la forêt qui grimpait sur le flanc de la colline, elle aussi était toute différente de notre taïga. Ses arbres avaient dans le tracé de leurs branches une délicatesse un peu sinueuse, un peu maniérée. Oui, on aurait dit qu'ils étaient dessinés à l'encre de Chine sur fond de neige amollie, dans l'éclairage tamisé du soleil levant. Et autour de leurs troncs s'enroulaient les longs serpents des lianes. C'était la jungle, la forêt tropicale, figée subitement dans la glace…