– Ah! j’ai toujours pensé que tu t’en repentais.
– M’en repentir! non; car je ne crois pas avoir fait une mauvaise action. Lorsque tu étais encore au collège, apprenant le latin et le grec, j’avais endossé la cuirasse, ceint l’écharpe blanche [33], et je combattais à nos premières guerres civiles. Votre petit prince de Condé, qui a fait faire tant de fautes à votre parti, votre prince de Condé s’occupait de vos affaires quand ses amours lui en laissaient le temps. Une dame m’aimait, le prince me la demanda; je la lui refusai, il devint mon ennemi mortel. Il prit dès lors à tâche de me mortifier de toutes les manières.
«Ce petit prince si joli
Qui toujours baise sa mignonne,»
«Il me désignait aux fanatiques du parti comme un monstre de libertinage et d’irréligion. Je n’avais qu’une maîtresse, et j’y tenais. Pour ce qui est de l’irréligion… je laissais les autres en paix: pourquoi me déclarer la guerre?
– Je n’aurais jamais cru le prince capable d’un trait si noir.
– Il est mort, et vous en avez fait un héros. C’est ainsi que va le monde. Il avait des qualités: il est mort en brave, je lui ai pardonné. Mais alors il était puissant, et un pauvre gentilhomme comme moi lui semblait criminel s’il osait lui résister.
Le capitaine se promena quelque temps par la chambre, et continua d’une voix qui trahissait une émotion toujours croissante:
– Tous les ministres, tous les cagots de l’armée furent bientôt déchaînés contre moi. Je me souciais aussi peu de leurs aboiements que de leurs sermons. Un gentilhomme du prince, pour lui faire sa cour, m’appela paillard devant tous nos capitaines. Il y gagna un soufflet, et je le tuai. Il y avait bien douze duels par jour dans notre armée, et nos généraux avaient l’air de ne pas s’en apercevoir. On fit une exception pour moi, et le prince me destinait à servir d’exemple à toute l’armée. Les prières de tous les seigneurs, et, je suis obligé d’en convenir, celles de l’Amiral, me valurent ma grâce. Mais la haine du prince ne fut pas satisfaite. Au combat de Jazeneuil, je commandais une compagnie de pistoliers; j’avais été des premiers à l’escarmouche: ma cuirasse faussée de deux arquebusades, mon bras gauche traversé d’un coup de lance, montraient que je ne m’y étais pas épargné. Je n’avais plus que vingt hommes autour de moi, et un bataillon des Suisses du roi marchait contre nous. Le prince de Condé m’ordonne de faire une charge… je lui demande deux compagnies de reîtres… et… il m’appela lâche!
Mergy se leva et prit la main de son frère. Le capitaine poursuivit, les yeux étincelants de colère et se promenant toujours:
– Il m’appela lâche devant tous ces gentilshommes dans leurs armures dorées, qui, peu de mois après, l’abandonnèrent à Jarnac et le laissèrent tuer. Je crus qu’il fallait mourir; je m’élançai sur les Suisses en jurant que si, par fortune, j’en échappais, je ne tirerais jamais l’épée pour un prince si injuste. Grièvement blessé, jeté à bas de mon cheval, j’allais être tué, quand un des gentilshommes du duc d’Anjou, Béville, ce fou avec qui nous avons dîné, me sauva la vie et me présenta au duc. On me traita bien. J’avais soif de vengeance. On me cajola, on me pressa de prendre du service auprès de mon bienfaiteur, le duc d’Anjou; on me cita ce vers:
Omne solum forti patria est, ut piscibus æquor.
«Je voyais avec indignation les protestants appeler les étrangers dans notre patrie… Mais pourquoi ne pas te dire la seule raison qui me détermina? Je voulais me venger, et je me fis catholique dans l’espoir de rencontrer le prince de Condé sur un champ de bataille et de le tuer. C’est un lâche qui s’est chargé de lui payer ma dette… La manière dont il a été tué m’a presque fait oublier ma haine… Je le vis sanglant, en hutte aux outrages des soldats; j’arrachai ce cadavre de leurs mains et je le couvris de mon manteau. J’étais engagé avec les catholiques; je commandais un escadron de leur cavalerie, je ne pouvais plus les quitter. Heureusement je crois avoir rendu quelques services à mon ancien parti; j’ai tâché, autant qu’il m’a été possible, d’adoucir les fureurs d’une guerre de religion, et j’ai eu le bonheur de sauver plusieurs de mes anciens amis.
– Olivier de Basseville publie partout qu’il te doit la vie.
– Me voilà donc catholique, dit George d’une voix plus calme. Cette religion en vaut bien une autre; car il est si facile de s’accommoder avec leurs dévots! Vois cette jolie madone: c’est le portrait d’une courtisane italienne; les cagots admirent ma piété en se signant devant la prétendue vierge. Crois-moi, j’ai bien meilleur marché d’eux que de nos ministres. Je puis vivre comme je veux, en faisant de très légers sacrifices à l’opinion de la canaille. Eh bien! il faut aller à la messe; j’y vais de temps en temps regarder les jolies femmes. Il faut un confesseur: parbleu! j’ai un brave cordelier, ancien arquebusier à cheval, qui, pour un écu, me donne un billet de confession, et, par-dessus le marché, se charge de remettre mes billets doux à ses jolies pénitentes. Mort de ma vie! vive la messe!
Mergy ne put s’empêcher de sourire.
– Tiens, poursuivit le capitaine, voici mon livre de messe.
Et il lui jeta un livre richement relié, dans un étui de velours, et garni de fermoirs d’argent.
– Ces Heures-là [34] valent bien vos livres de prières.
Mergy lut sur le dos: HEURES DE LA COUR.
– La reliure est belle, dit-il d’un air de dédain en lui rendant le livre.
Le capitaine l’ouvrit et le lui rendit en souriant. Mergy lut alors sur la première page: La vie très horrifique du grand Gargantua, père de Pantagruel, composée par Mr Alcofribas, abstracteur de Quintessence.
– Parlez-moi de ce livre-là! s’écria le capitaine en riant; j’en fais plus de cas que de tous les volumes de théologie de la bibliothèque de Genève.
– L’auteur de ce livre était, dit-on, rempli de savoir, mais il n’en a pas fait un bon usage.
George haussa les épaules.
– Lis ce volume, Bernard, et tu m’en parleras après.
Mergy prit le livre, et, après un moment de silence:
– Je suis fâché qu’un dépit, légitime sans doute, t’ait entraîné à une action dont tu te repentiras sans doute un jour.
Le capitaine baissait la tête, et ses yeux, attachés sur le tapis étendu sous ses pieds, semblaient en observer curieusement les dessins.
– Ce qui est fait est fait, dit-il enfin, avec un soupir étouffé. Peut-être un jour reviendrai-je au prêche, ajouta-t-il plus gaiement. Mais brisons la, et promets-moi de ne plus me parler de choses si ennuyeuses.
– J’espère que tes propres réflexions feront plus que mes discours ou mes conseils.
– Soit! Maintenant, causons de tes affaires. Quelle est ton intention en venant à la cour?