Seulement, permettez-moi une observation. Vous mettez trop de virgules, et vous abusez du mot dorénavant; c'est un joli mot qui fait bien de temps en temps, ça donne de la couleur, mais il ne faut pas en abuser. Carolus prit son second cahier et relut encore une fois le titre de D Lopez ou la Fatalité.
– J'ai connu un Don Lopez jadis, dit Rodolphe; il vendait des cigarettes et du chocolat de Bayonne, c'était peut-être un parent du vôtre… Continuez…
À la fin du second chapitre, le poëte interrompit Carolus.
– Est-ce que vous ne vous sentez pas un peu de mal à la gorge? Lui demanda-t-il.
– Aucunement, répondit Carolus; vous allez savoir l'histoire d'Inésille.
– J'en suis très-curieux… Cependant, si vous étiez fatigué, dit le poëte, il ne faudrait pas…
– Chapitre iii dit Carolus d'une voix claire.
Rodolphe examina attentivement Carolus, et s'aperçut qu'il avait le cou très-court et le teint sanguin.
J'ai encore un espoir, pensa le poëte après qu'il eut fait cette découverte. C'est l'apoplexie.
– Nous allons passer au Chapitre iv. Vous aurez l'obligeance de me dire ce que vous pensez de la scène d'amour.
Et Carolus reprit sa lecture.
Dans un moment où il regardait Rodolphe pour lire sur sa figure l'effet que produisait son dialogue, Carolus aperçut le poëte qui, incliné sur sa chaise, tendait la tête dans l'attitude d'un homme qui écoute des sons lointains.
– Qu'avez-vous? Lui demanda-t-il.
– Chut! dit Rodolphe: n'entendez-vous pas? Il me semble qu'on crie au feu! Si nous allions voir? Carolus écouta un instant, mais n'entendit rien.
– L'oreille m'aura tinté, fit Rodolphe, continuez; Don Alvar m'intéresse prodigieusement; c'est un noble jeune homme.
Carolus continua à lire et mit toute la musique de son organe sur cette phrase du jeune Don Alvar.
«Ô Inésille, qui que vous soyez, ange ou démon, et quelle que soit votre patrie, ma vie est à vous, et je vous suivrai, fût-ce au ciel, fût-ce en enfer.»
En ce moment on frappa à la porte, et une voix appela Carolus du dehors.
– C'est mon portier, dit-il en allant entre-bâiller sa porte.
C'était en effet le portier; il apportait une lettre; Carolus l'ouvrit avec précipitation. Fâcheux contre-temps, dit-il; nous sommes obligés de remettre la lecture à une autre fois; je reçois une nouvelle qui me force à sortir sans retard.
– Oh! Pensa Rodolphe, voilà une lettre qui tombe du ciel; je reconnais le cachet de la Providence.
– Si vous voulez, reprit Carolus, nous ferons ensemble la course à laquelle m'oblige ce message, après quoi nous irons dîner.
– Je suis à vos ordres, dit Rodolphe.
Le soir, quand il revint dans le cénacle, le poëte fut interrogé par ses amis à propos de Barbemuche.
– Es-tu content de lui? T'a-t-il bien traité? demandèrent Marcel et Schaunard.
– Oui, mais ça m'a coûté cher, dit Rodolphe.
– Comment? Est-ce que Carolus t'aurait fait payer? demanda Schaunard avec une indignation croissante.
– Il m'a lu un roman dans l'intérieur duquel on se nomme Don Lopez et Don Alvar, et où les jeunes premiers appellent leur maîtresse Ange ou Démon.
– Quelle horreur! Dirent tous les bohèmes en chœur.
– Mais autrement, fit Colline, littérature à part, quel est ton avis sur Carolus?
– C'est un bon jeune homme. Au reste, vous pourrez faire personnellement vos observations: Carolus compte nous traiter tous les uns après les autres. Schaunard est invité à déjeuner pour demain. Seulement, ajouta Rodolphe, quand vous irez chez Barbemuche, méfiez-vous de l'armoire aux manuscrits, c'est un meuble dangereux.
Schaunard fut exact au rendez-vous, et se livra à une enquête de commissaire-priseur et d'huissier opérant une saisie. Aussi revint-il le soir l'esprit rempli de notes; il avait étudié Carolus sous le point de vue des choses mobilières.
– Eh bien lui demanda-t-on, quel est ton avis?
– Mais, reprit Schaunard, ce Barbemuche est pétri de bonnes qualités; il sait les noms de tous les vins, et m'a fait manger des choses délicates, comme on n'en fait pas chez ma tante le jour de sa fête. Il me paraît lié assez intimement avec des tailleurs de la rue Vivienne et des bottiers des panoramas. J'ai remarqué, en outre, qu'il était à peu près de notre taille à tous, ce qui fait qu'au besoin nous pourrions lui prêter nos habits. Ses mœurs sont moins sévères que Colline voulait bien le dire; il s'est laissé mener partout où j'ai voulu le conduire, et m'a payé un déjeuner en deux actes, dont le second s'est passé dans un cabaret de la halle, où je suis connu pour y avoir fait des orgies diverses dans le carnaval. Carolus est entré là-dedans comme un homme naturel. Voilà! Marcel est invité pour demain.
Carolus savait que Marcel était, parmi les bohèmes, celui qui faisait le plus obstacle à sa réception dans le cénacle: aussi il le traita avec une recherche particulière; mais où il se rendit surtout l'artiste favorable, ce fut en lui donnant l'espérance qu'il lui procurerait des portraits dans la famille de son élève.
Quand ce fut au tour de Marcel de faire son rapport, ses amis n'y trouvèrent plus cette hostilité de parti pris qu'il avait montrée d'abord contre Carolus. Le quatrième jour, Colline informa Barbemuche qu'il était admis.
– Quoi! Je suis reçu, dit Carolus au comble de la joie.
– Oui, répondit Colline, mais à corrections.
– Qu'entendez-vous par là?
– Je veux dire que vous avez encore un tas de petites habitudes vulgaires dont il faudra vous corriger.
– Je ferai en sorte de vous imiter, répondit Carolus. Pendant tout le temps que dura son noviciat, le philosophe platonicien fréquenta assidûment les bohèmes; et, mis à même d'étudier plus profondément les mœurs, il n'était pas sans éprouver quelquefois de grands étonnements.
Un matin, Colline entra chez Barbemuche le visage radieux.
– Eh bien, mon cher, lui dit-il, vous êtes définitivement des nôtres, c'est fini. Reste maintenant à fixer le jour de la grande fête et l'endroit où elle aura lieu; je viens m'entendre avec vous.
– Mais ça se trouve parfaitement, répondit Carolus: les parents de mon élève sont en ce moment à la campagne; le jeune vicomte, dont je suis le mentor, me prêtera pour une soirée les appartements: comme ça, nous serons plus à notre aise; seulement, il faudra inviter le jeune vicomte.
– Ce serait assez délicat, répondit Colline; nous lui ouvrirons les horizons littéraires; mais croyez-vous qu'il consente?
– J'en suis sûr d'avance.
– Alors il ne reste plus qu'à fixer le jour.
– Nous arrangerons cela ce soir au café, dit Barbemuche.
Carolus alla ensuite retrouver son élève et lui annonça qu'il venait d'être reçu membre d'une haute société littéraire et artistique, et que, pour célébrer sa réception, il comptait donner un dîner suivi d'une petite fête; il lui proposait donc de faire partie des convives:
– Et comme vous ne pouvez pas rentrer tard, et que la fête se prolongera dans la nuit, pour notre commodité, ajouta Carolus, nous donnerons ce petit gala ici, dans les appartements. François, votre domestique, est discret, vos parents ne sauront rien, et vous aurez fait connaissance avec les gens les plus spirituels de Paris, des artistes, des auteurs.
– Imprimés? dit le jeune homme.
– Imprimés, certainement; l'un d'eux est rédacteur en chef de l'Écharpe d'Iris que reçoit madame votre mère; ce sont des gens très-distingués, presque célèbres; je suis leur ami intime; ils ont de charmantes femmes.
– Il y aura des femmes? dit le vicomte Paul.
– Ravissantes, reprit Carolus.
– Ô mon cher maître, je vous remercie; certainement, nous donnerons la fête ici; on allumera tous les lustres et je ferai ôter les housses des meubles. Le soir, au café, Barbemuche annonça que la fête aurait lieu le samedi suivant.
Les bohèmes invitèrent leurs maîtresses à songer à leur toilette.