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2º Ledit M. Colline et son ami M. Rodolphe se délassaient des travaux de l'intelligence en jouant au trictrac depuis dix heures du matin jusqu'à minuit; et comme l'établissement ne possédait qu'une seule table de trictrac, les autres personnes se trouvaient lésées dans leur passion pour ce jeu par l'accaparement de ces messieurs, qui, chaque fois qu'on venait le leur demander, se bornaient à répondre:

– Le trictrac est en lecture; qu'on repasse demain.

La société Bosquet se trouvait donc réduite à se raconter ses premières amours ou à jouer au piquet.

3º M. Marcel, oubliant qu'un café est un lieu public, s'est permis d'y transporter son chevalet, sa boîte à peindre et tous les instruments de son art. Il pousse même l'inconvenance jusqu'à appeler des modèles de sexes divers.

Ce qui peut affliger les mœurs de la société Bosquet.

4º suivant l'exemple de son ami, M. Schaunard parle de transporter son piano dans le café, et n'a pas craint d'y faire chanter en chœur un motif tiré de sa symphonie: l'Influence du bleu dans les arts. M. Schaunard a été plus loin, il a glissé dans la lanterne qui sert d'enseigne au café un transparent sur lequel on lit:

COURS GRATUIT DE MUSIQUE VOCALE ET INSTRUMENTALE,

À L'USAGE DES DEUX SEXES.

S'adresser au comptoir .

Ce qui fait que ledit comptoir est tous les soirs encombré de personnes d'une mise négligée, qui viennent s'informer par où qu'on passe.

En outre, M. Schaunard y donne des rendez-vous à une dame qui s'appelle Phémie, Teinturière, et qui a toujours oublié son bonnet.

Aussi M. Bosquet le jeune a-t-il déclaré qu'il ne mettrait plus les pieds dans un établissement où l'on outrageait ainsi la nature.

5º non contents de ne faire qu'une consommation très-modérée, ces messieurs ont essayé de la modérer davantage. Sous prétexte qu'ils ont surpris le moka de l'établissement en adultère avec de la chicorée, ils ont apporté un filtre à esprit-de-vin, et rédigent eux-mêmes leur café, qu'ils édulcorent avec du sucre acquis au dehors à bas prix, ce qui est une insulte faite au laboratoire.

6º corrompu par les discours de ces messieurs, le garçon Bergami (ainsi nommé à cause de ses favoris), oubliant son humble naissance et bravant toute retenue, s'est permis d'adresser à la dame de comptoir une pièce de vers dans laquelle il l'excite à l'oubli de ses devoirs de mère et d'épouse; au désordre de son style on a reconnu que cette lettre avait été écrite sous l'influence pernicieuse de M. Rodolphe et de sa littérature.

En conséquence, et malgré le regret qu'il éprouve, le directeur de l'établissement se voit dans la nécessité de prier la société Colline de choisir un autre endroit pour y établir ses conférences révolutionnaires.

Gustave Colline, qui était le Cicéron de la bande, prit la parole, et, à priori, prouva au maître du café que ses doléances étaient ridicules et mal fondées; qu'on lui faisait grand honneur en choisissant son établissement pour en faire un foyer d'intelligence; que son départ et celui de ses amis causeraient la ruine de sa maison, élevée par leur présence à la hauteur de café artistique et littéraire.

– Mais, dit le maître du café, vous et ceux qui viennent vous voir, vous consommez si peu.

– Cette sobriété dont vous vous plaignez est un argument en faveur de nos mœurs, répliqua Colline.

Au reste, il ne tient qu'à vous que nous fassions une dépense plus considérable; il suffira de nous ouvrir un compte.

– Nous fournirons le registre, dit Marcel.

Le cafetier n'eut pas l'air d'entendre, et demanda quelques éclaircissements à propos de la lettre incendiaire que Bergami avait adressée à sa femme.

Rodolphe, accusé d'avoir servi de secrétaire à cette passion illicite, s'innocenta avec vivacité.

– D'ailleurs, ajouta-t-il, la vertu de madame était une sûre barrière qui…

– Oh! dit le cafetier avec un sourire d'orgueil, ma femme a été élevée à Saint-Denis.

Bref, Colline acheva de l'enferrer complétement dans les replits de son éloquence insidieuse, et tout s'arrangea sur la promesse que les quatre amis ne feraient plus leur café eux-mêmes, que l'établissement recevrait désormais le Castor gratis, que Phémie, Teinturière, mettrait un bonnet; que le trictrac serait abandonné à la société Bosquet, tous les dimanches de midi à deux heures, et surtout qu'on ne demanderait pas de nouveaux crédits.

Tout alla bien pendant quelques jours.

La veille de noël, les quatre amis arrivèrent au café accompagnés de leurs épouses.

Il y a Mademoiselle Musette, Mademoiselle Mimi, la nouvelle maîtresse de Rodolphe, une adorable créature dont la voix bruyante avait l'éclat des cymbales, et Phémie, Teinturière, l'idole de Schaunard. Ce soir-là, Phémie, Teinturière, avait un bonnet. Quant à Madame Colline, qu'on ne voyait jamais, elle était comme toujours restée chez elle, occupée à mettre des virgules aux manuscrits de son époux. Après le café qui fut, par extraordinaire, escorté d'un bataillon de petits verres, on demande du punch. Peu habitué à ces grandes manières, le garçon se fit répéter deux fois l'ordre. Phémie, qui n'avait jamais été au café, paraissait extasiée et ravie de boire dans des verres à patte. Marcel disputait Musette à propos d'un chapeau neuf dont il suspectait l'origine. Mimi et Rodolphe, encore dans la lune de miel de leur ménage, avaient ensemble une causerie muette alternée d'étranges sonorités. Quant à Colline, il allait de femme en femme égrener avec une bouche en cœur toutes les galantes verroteries de style ramassées dans la collection de l'Almanach des Muses.

Pendant que cette joyeuse compagnie se livrait ainsi aux jeux et aux ris, un personnage étranger, assis au fond de la salle à une table isolée, observait le spectacle animé qui se passait devant lui avec des yeux dont le regard était étrange.

Depuis quinze jours environ, il venait ainsi tous les soirs: c'était de tous les consommateurs le seul qui avait pu résister au vacarme effroyable que faisaient les bohémiens. Les scies les plus farouches l'avaient trouvé inébranlable, il restait là toute la soirée, fumant sa pipe avec une régularité mathématique, les yeux fixes comme s'il gardait un trésor, et l'oreille ouverte à tout ce qui se disait autour de lui. Au demeurant, il paraissait doux et fortuné, car il possédait une montre retenue en esclavage dans sa poche par une chaîne d'or. Et un jour que Marcel s'était rencontré avec lui au comptoir, il l'avait surpris changeant un louis pour payer sa consommation. Dès ce moment, les quatre amis le désignèrent sous le nom du capitaliste.

Tout à coup Schaunard, qui avait la vue excellente, fit remarquer que les vers étaient vides.

– Parbleu! dit Rodolphe, c'est aujourd'hui le réveillon; nous sommes tous bons chrétiens, il faut faire un extra.

– Ma foi oui, fit Marcel; demandons des choses surnaturelles.

– Colline, ajouta Rodolphe, sonne un peu le garçon. Colline agita la sonnette avec frénésie.

– Qu'allons-nous prendre? dit Marcel. Colline se courba en deux comme un arc et dit en montrant les femmes:

– C'est à ces dames qu'il appartient de régler l'ordre et la marche des rafraîchissements.

– Moi, dit Musette en faisant claquer sa bouche, je ne craindrais pas du champagne.

– Es-tu folle? Exclama Marcel, du champagne, ce n'est pas du vin, d'abord.

– Tant pis, j'aime ça, ça fait du bruit.

– Moi, dit Mimi en câlinant Rodolphe d'un regard, j'aime mieux du beaune, dans un petit panier.

– Perds-tu la tête? fit Rodolphe.

– Non, je veux la perdre, répondit Mimi, sur qui le beaune exerçait une influence particulière. Son amant fut foudroyé par ce mot.

– Moi, dit Phémie, Teinturière, en se faisant rebondir sur l'élastique divan, je voudrais bien du parfait amour. C'est bon pour l'estomac.

Schaunard articula d'une voix nasale quelques mots qui firent tressaillir Phémie sur sa base.