Ce que l'on fait en écrivant prolonge aussi la trituration enfantine des choses, cette jouissance de les voir se construire, se briser, passer l'une dans l'autre. Il y a eu dans notre histoire cette primitive découverte: l'être n'est pas plus stable que les monstres en pâte à modeler. La littérature poursuit dans le monde fixe des adultes le cours des métamorphoses, des transformations et des bricolages. Le sens de la ductilité universelle, l'usage des mots comme fioles et cornues à travailler la pâte du monde, pour élaborer de minuscules merveilles qui se dissipent à l'instant, c'est tout cela qui séduit dans les récits poétiques d'Eric Chevillard. On y entre comme dans le laboratoire d'un savant de dessin animé, plein de formes et de couleurs étranges, sans prévoir ce qui sortira de ces circonvolutions. On ne s'émerveille pas sans se transformer soi-même. La merveille surgie de l'obscurité déploie en un clin d'oeil d'autres manières d'être, de voir, de faire, et tout cela tient parfois en quatre mots, que la voix un peu exigeante, un peu tenue prolonge, soutient, fait résonner dans tout l'espace d'un récit, et qu'elle accorde à d'autres merveilles.
PRÉLUDE
L'organe officiel du Combattant Majeur: Le Monde des livres et Philippe Sollers
Certains organes littéraires ont une responsabilité dans la médiocrité de la production littéraire contemporaine. On pourrait attendre des critiques et des journalistes qu'ils tentent, sinon de dénoncer la fabrication d'ersatz d'écrivains, du moins de défendre de vrais auteurs. Non que cela n'arrive pas. Mais la critique de bonne foi est noyée dans le flot de la critique de complaisance. On connaît cette spécialité française, qui continue à étonner la probité anglo-saxonne: ceux qui parlent des livres sont aussi ceux qui les écrivent et qui les publient.
On aurait envie de mettre à part de ce système Le Monde des livres. Ce supplément littéraire a pu faire figure de référence. Pour les métiers liés à la culture, professeurs, artistes, écrivains, il constitue l'outil d'information privilégié. On se le procure rituellement, même si c'est pour déplorer son contenu. La déception est à la mesure de l'estime qu'on aimerait continuer à lui porter. Car peu à peu, quels que soient le talent ou la rigueur de certains de ses collaborateurs, Le Monde des livres ne fait plus autorité en matière littéraire. Sa crédibilité s'effrite. Son domaine est toujours plus étriqué. Il apparaît de plus en plus clairement, aux yeux de son public, qu'il se ravale au rang d'instrument du clan Sollers-Savigneau.
Philippe Sollers, après avoir adopté diverses postures politiques et esthétiques, s'est institué spécialiste de la défense des libertés. L'entreprise est honorable et ne souffre guère la discussion. On le voit donc depuis plusieurs années ferrailler contre la censure, guerroyer contre le conformisme bourgeois, brandir l'étendard de la liberté sexuelle menacée. La défense de cette cause explique sans doute son autre marotte, historique celle-ci, et qu'il ne cesse d'agiter: la défense du joyeux et libertin XVIII siècle contre le chagrin et moralisant xixe siècle. Depuis des années, Le Monde des livres manque rarement l'occasion de faire connaître à ses lecteurs, non seulement tout l'intérêt du génie de Philippe Sollers en général, mais celui de ses thèses sur le XVIII siècle en particulier.
Il n'est guère de dictatures qui ne se réclament de la démocratie et de la liberté. Conformément aux vieux principes des pouvoirs totalitaires, qu'il a en d'autres temps ardemment défendus, Philippe Sollers pourfend de fantomatiques ennemis extérieurs (manque de liberté d'expression, de liberté sexuelle) pour mieux faire oublier la tyrannie de fait que lui et son clan exercent sur une grande partie du monde littéraire. Ils ont réussi à faire du Monde des livres l'organe officiel de leur parti. Sous couvert de liberté, ils continuent à pratiquer, sous d'autres formes, plus subtiles, l'intolérance et l'esprit d'anathème qui fleurissaient à l'époque de Tel quel, du gauchisme et de la révolution. Les anciens révolutionnaires, dont on ne mesurait pas toujours à l'époque le sectarisme, exercent à présent le pouvoir à l'université ou dans l'édition avec une poigne dictatoriale. On voit ainsi un puissant comme Sollers se poser en ennemi de l'ordre établi et de l'oppression, avec le cynisme tranquille du vieil apparatchik qui connaît sa langue de bois.
Qui déplaît à Philippe Sollers ou à Josyane Savigneau, quelle que soit la qualité de son œuvre, n'aura pas les honneurs du Monde des livres. À part cela, Le Monde des livres défend à peu près n'importe qui, et distribue généreusement les lauriers, comme la plupart des périodiques littéraires français, à de rares exceptions près. C'est moins risqué et cela peut engendrer, en retour, quelques bénéfices. L'expérience est devenue banale qui consiste à acheter un roman après la lecture d'un dithyrambe du Monde des livres, et à tomber sur un accablant ramassis de platitudes. Josyane Savigneau, sans sourciller, consacre plusieurs articles à l'éloge de la prose normalienne de Mazarine Pingeot, comme dans n'importe quelle république bananière le journaliste aux ordres s'évertue à démontrer le génie du fils ou de la fille du non moins génial potentat. Et, bien entendu, l'argument est toujours le même, selon un renversement pervers du sens digne du Meilleur des mondes: Mazarine Pingeot est une victime. Victime de sa célébrité. Il importe de la réhabiliter.
Lorsque Le Monde des livres sort du silence dont il entoure les malpensants et se décide à attaquer un écrivain, c'est toujours sans le moindre risque. En général, on s'acharnera courageusement sur des écrivains peu connus ou relativement étrangers au petit monde de l'édition. On ne risque guère de mauvais coups à démolir un roman de Belinda Cannone. Lorsque par hasard la victime est plus connue, elle est marginalisée d'une autre manière. Angelo Rinaldi est l'un des rares critiques-romanciers à avoir eu le courage de dire franchement ce qu'il pensait de la médiocrité de nombreux écrivains contemporains. Josyane Savigneau attaquera donc un homme qui, de toutes façons, s'est suffisamment fait d'ennemis pour qu'on n'ait rien à craindre à lui balancer un coup de pied en passant. Barricadés dans leur inexpugnable position, ces gens qui accaparent la parole et ont le pouvoir d'étouffer la voix de qui bon leur semble montrent une lâcheté à toute épreuve.
En revanche, dès qu'il s'agit du Grand Libérateur Sollers, aucun encens n'est trop précieux, aucune flagornerie n'est assez appuyée. Les hommages se succèdent dans l'organe officiel du Parti. Josyane Savigneau se prosterne régulièrement. L'infatigable militante transmet au peuple cuturel les intuitions géniales du Grand Libérateur. Les autres membres du Comité central se bousculent pour monter à la tribune. Le difficile record de l'adoration servile a été dépassé au printemps dernier par Viviane Forrester, la fameuse révolutionnaire du faubourg Saint-Germain. Le texte de sa contribution théorique à la libération des peuples par la pensée de Sollers donne une idée assez exacte de la rigueur et de l'honnêteté intellectuelle dont font preuve les membres du Parti.
Le 6 avril 2001, donc, dans Le Monde des livres, organe célèbre pour son indépendance et son sérieux, Viviane Forrester consacre une pleine page au dernier livre de Philippe Sollers, «éditorialiste associé au Monde». Pour faire bonne mesure, un autre article présente la biographie de Philippe Sollers rédigée par Gérard de Cortanze. Éloge de l'infini se compose en grande partie d'articles publiés dans le même Monde des livres.
La grande intellectuelle qu'est Viviane Forrester démontre une nouvelle fois l'infaillibilité de Sollers, infatigable lutteur de la liberté. Les qualificatifs sont impuissants à donner une idée de l'œuvre et du grand homme. Ils font songer au style inventif et subtil d'un garde rouge: «quelle luminosité», «fête de l'intelligence», «il danse, ironise, il émeut», «cadeau!» «pouvoir de Sollers, sans cesse dressé contre les forces sournoises», «chorégraphie savante», «combattant majeur» (combattant majeur au même titre que Baudelaire, Artaud, Mallarmé, Rimbaud). Les citations de paroles du Combattant Majeur, il est vrai, telles que les reproduit pieusement Viviane Forrester, donnent une idée de l'altitude inouïe de sa pensée, habile à livrer l'essentiel de la pensée des autres combattants de la liberté, tous précurseurs de Sollers: le Commandante Pascal, «composant et décomposant l'aventure humaine» (c'est si vrai), le Grand Timonier Augustin, «éveillant une sensation de fraîcheur et d'urgence» (c'est tellement profond). La somme révolutionnaire de Proust? «une offensive, une fatigue, une règle, une église, un régime, un obstacle, une amitié, un enfant, un monde» (c'est si original). Celle de Joyce? «un immense message de triomphe» (c'est tellement nouveau). La peinture selon Sollers? Elle «n'arrête pas d'avoir lieu» (incroyable); c'est un «acte du corps» (inouï). Le peuple ainsi libéré, rafraîchi et éclairé peut également se recueillir devant la photographie du Combattant Majeur contemplant en toute simplicité un Cézanne.