Elle bâille à s'en ouvrir le crâne en deux. Enfin j'aperçois la solution qui se dressait devant moi, flagrante, depuis un bon moment (un cerf brame à pleins poumons, tire la langue et fait des claquettes pendant cinq minutes en face d'un chasseur, et celui-ci grommelle «Ah mais c'est pas vrai, je vais pas trouver la moindre bestiole à tirer, aujourd'hui!»).

– Tu bâilles… Tu as sommeil?

– Un peu, oui.

– Tu peux dormir ici, si tu veux. Ce n'est pas un piège, hein, on n'est pas obligés de baiser. On dort, c'est tout.

– Oui, d'accord.

Transporté d'allégresse conjugale, je fonce (sans en avoir l'air) vers la chambre pour allumer la lampe de chevet et vérifier que nulle part ne traîne un vieux caleçon, un soutien-gorge ou un magazine de cul – ce n'est pourtant pas ça qui la gênerait, mais c'est un réflexe acquis. Je jette même un coup d'œil dans le cendrier posé au pied du lit, que je vide rarement, pour voir s'il n'y a pas de traces de rouge à lèvres sur un mégot.

J'ai à peine le temps de relever les yeux que je la vois passer la porte de la chambre, entièrement nue – même si elle ne portait pas grand-chose sur elle, je n'ai jamais vu quelqu'un se déshabiller si vite, c'est à en perdre la tête. Elle me sourit comme si je l'avais déjà croisée cent fois ENTIÈREMENT NUE (sapristi!) mais ce n'est pas le cas et je dois réunir en une fraction de seconde dans les petites veines tortueuses de mon cerveau tout ce qui me reste de sang-froid pour ne pas pousser un hurlement d'admiration ni tomber en arrière comme un épouvantail foudroyé. Je ne peux pas décrire son corps pour l'instant, il est (pour moi) d'une beauté proche de la pure abstraction.

Je fais de mon mieux pour lui rendre son sourire décontracté. Elle s'allonge sur le lit, ne rabat pas la couette sur elle, et tourne vers moi un regard qui n'a rien d'énigmatique. Il s'agit maintenant de la rejoindre. De toute évidence, nous allons coucher ensemble pour la première fois. Je suis anxieux. Mais mon oncle connaît la vie:

«En règle générale, il convient de respecter quelques principes élémentaires lors d'un premier accouplement entre deux personnes. En particulier si la femme est impressionnante. Une légende veut que cela ne se passe jamais très bien. Elle n'est pas réellement fondée, mais l'homme devra cependant s'en souvenir quand viendra le moment du bilan, et en faire part à la femme d'un air dégagé si l'affaire ne s'est pas déroulée de manière satisfaisante – non pas pour la réconforter, bien entendu (car il serait mufle et honteusement maladroit de sous-entendre qu'elle n'a pas fourni une prestation correcte), mais pour se disculper si lui-même n'a pas su se montrer suffisamment efficace. C'est une soupape rassurante, mais en observant les règles suivantes, fort simples, on n'en arrivera pas là.

«L'homme ne connaît pas la femme. Or on sait qu'aucune ne se comporte comme une autre. Ou presque. L'une appréciera la douceur et le romantisme voluptueux, l'autre la violence et la vulgarité lubrique. C'est comme ça.

«Sur un hippodrome ou dans un casino, il est amusant de prendre des risques: on ne peut y perdre que de l'argent. Dans un lit avec une inconnue, c'est tentant, mais (une femme pouvant toujours servir, on ne le dira jamais assez) on joue plus gros. S'il fait exactement l'inverse de ce qu'elle aime, elle bondira hors du lit (l'impulsive) ou, dans le meilleur des cas, elle se raidira – ce qui nuira grandement au plaisir du parieur malchanceux -, attendra que ça passe et se jurera d'aller voir ailleurs au plus vite (la fataliste). C'est pourquoi il est nécessaire de se montrer diplomate et fin stratège, d'adopter la méthode de l'homme politique ou du producteur d'émission en prime time en se figurant, dans un premier temps du moins, que l'on fait l'amour à une sorte de femme moyenne, la ménagère ou plutôt la partenaire de moins de cinquante ans (ou de moins de quarante ans, voire la ménagère de moins de trente ans pour les puristes), et de faire par conséquent son possible pour plaire au plus grand nombre. Certes, l'homme s'expose ainsi à certaines critiques ("Trop tiède", "Ordinaire", "Pas assez audacieux") mais il pourra toujours se régler en cours d'exercice – c'est d'ailleurs tout l'art du technicien.

«Dans un premier temps, l'homme doit se déshabiller. Par la suite, il découvrira peut-être que la femme ne refuse pas, à l'occasion, de se faire grimper dessus à la hussarde pour se donner des émotions, mais si, lors de leur première entrevue, il se contente de baisser son pantalon à mi-cuisses pour se soulager sans perte de temps inutile, elle peut mal le prendre. Lorsqu'il est nu (il est bon que la femme se soit elle-même chargée de lui ôter ses vêtements, afin qu'il n'ait pas l'air, en se dévêtant lui-même devant elle, de l'ouvrier qui retrousse ses manches avant l'boulot), lorsqu'il est nu il ne doit en aucun cas avoir honte de son corps. L'être humain (et notamment la femme qu'on a réussi à guider jusqu'à son lit en deux temps, trois mouvements et quatre mots bien choisis à la sortie d'un restaurant) est influençable par nature. Si elle constate qu'il se cache, se tortille et joue de la couette comme une jeune Normande du siècle dernier le soir de ses noces, la femme n'ira pas chercher midi à minuit. Par empathie, elle pensera: "Bon, il a un gros bide ou une petite bite, c'est bien ma chance. Enfin, puisque je suis là…" En revanche, si l'homme se montre sans complexes, assumant sa nudité comme on assume sa calvitie, une éventuelle exubérance abdominale ou carence génitale ne passera peut-être pas inaperçue mais sera considérée comme sereinement acceptée par le principal intéressé, et donc acceptable car il ne faut pas être plus royaliste que le roi.

«Ensuite, il s'agit d'entamer le rapport proprement dit. L'homme ne doit escamoter les préliminaires sous aucun prétexte: c'est une tradition millénaire, on ne peut se permettre de la balayer d'un revers de main. De plus, il est de notoriété publique qu'une majorité de femmes les considèrent comme indispensables – elles ne sont peut-être pas toutes sincères dans les sondages, mais peu importe: ce qui compte dans ces étreintes initiales, c'est l'image qu'elles veulent donner, et de ce fait, peu d'entre elles oseront se plaindre. Si par hasard la femme choisie préfère réellement l'assaut viril au détriment des préliminaires (cela arrive mais il ne faut pas s'en soucier: même sur un hippodrome, on aura toujours plus de chances de gagner en jouant les favoris), l'homme commet certes une légère bourde mais elle ne portera pas à conséquence: personne ne peut s'offusquer du respect d'un usage si répandu (on peut ne pas aimer les huîtres, mais il serait déplacé de fulminer d'indignation si l'on en trouve chez sa tante au réveillon de Noël).

«Comme dans toute entreprise d'exploration, il est nécessaire de se montrer prudent et sobre. Ainsi, l'homme qui vient de se glisser dans le lit évitera de saisir aussitôt sa partenaire par les cheveux pour lui enfourner derechef son désir au fond de la gorge. Lui-même ne plongera pas non plus la tête entre ses jambes comme un épagneul affamé qui tombe sur cent grammes de Pal. (Bien entendu, dans certains cas, on peut ne pas tenir compte de ces deux recommandations: si la femme a ses ardeurs et se jette avidement, luette visible et frémissante, sur l'objet de sa convoitise, ou bien si elle plaque, d'un coup de reins gymnaste, sa féminité ruisselante sur la bouche entrouverte de l'homme, il serait absurde de se démener rageusement pour la repousser dans l'espoir de paraître subtil en amour.)

«Après quelques baisers savamment fougueux, l'homme caressera les seins de sa partenaire (sans pincer ni malaxer, sans effleurer non plus, mais comme on caresse la tête d'un chat – et cela va de soi, en précisant le geste (modulation de la pression, localisation de la cible) en fonction de la réponse corporelle et vocale de la femme), puis il fera glisser sa main sur le ventre, s'attardera un court instant sur l'endroit où il suppose que se trouvent grosso modo les ovaires (points assez sensibles, trop souvent ignorés car invisibles et méconnus de l'homme, celui-ci n'ayant pas tellement d'ovaires), et arrivera enfin là où il voulait en venir, entre les jambes. Ici, attention! Délicatesse et circonspection sont de mise, car la femme, en état d'alerte maximale, est prête à sanctionner mentalement la moindre faute. Celui qui s'acharnera sur le clitoris comme s'il tentait de le faire entrer à l'intérieur du corps, ou celui qui plantera trois ou quatre doigts conquérants dans une terre certes accueillante mais peut-être pas encore suffisamment meuble, perdra sans nul doute de nombreux points. La mesure et la capacité d'adaptation sont deux éléments clés pour ouvrir la femme. Après quelques instants de flânerie attentive dans cette province au climat tropical, et dans le but de préparer une expédition future, l'homme pourra aventurer un doigt vers une région plus sombre et d'accès plus difficile, le trou du cul. Mais durant cette première incursion, il devra surveiller, avec une extrême vigilance, la tête de la femme – directement reliée aux récepteurs sensoriels de cette partie du corps. Au moindre signe de douleur ou d'agacement, il devra rebrousser chemin.