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Verdâtres martiens: menton dentelé, nez fusiforme, antennes excroissantes, absence d'oreilles, pseudopodes à foison qui tremblotaient dans le mouvement. Ils n'ont pas eu besoin de parler ni de montrer mieux leur matériel, tout était d'emblée parfaitement clair. Derrière eux, un troisième personnage plus grand, vêtu de plus pâle, portait au bout d'un cou naturellement long une figure de héron; à l'abri du bec démesuré, Odile Otéro n'a distingué de son visage que des dents fausses entre des lèvres grises. Il lui a semblé que ce héron exerçait de l'ascendant sur les hommes verts.

Le jeune martien de taille moyenne, celui qui portait le sac de sport, s'est dirigé vers la caisse pendant que son compatriote surveillait le mouvement de la rue par la porte en verre. Sur un signe sec du héron, tout le monde s'est jeté par terre avec ferveur. Le jeune homme vert a posé le sac de sport devant la cage pare-balles, l'a ouvert, en a retiré un canon scié dont il a introduit l'orifice naturel dans le guichet, sans un mot – comptant sans doute sur le caissier, préparé de longue date et à l'aide de stages à pareil scénario, pour n'avoir pas besoin d'explications complémentaires. Le salarié s'est aussitôt mis à l'ouvrage, comptant encore plus vite que d'habitude, cessant même de compter lorsque le canon scié s'agitait. Non loin d'Odile Otéro, une vieille dame répandue s'est mise à pleurer silencieusement sous la tente effondrée de ses vêtements. Comme elle se disposait à donner plus de puissance à ses sanglots, le héron a freiné son essor d'un coup de talon nerveux.

Une fois le trésor transféré, le caissier a repoussé le sac vers le martien. Celui-ci a jeté dedans un bref regard puis a posé son canon sur le matelas de liasses au fond du sac, qu'il a zippé. A ce moment précis, son homologue guettait toujours la voie publique et, de son bec irrité, leur chef menaçait de picorer la vieille dame. S'avisant que le porteur du sac de sport se trouvait désarmé un jeune cadre bancaire inconscient, peut-être las de son état, a voulu se jeter sur lui: aussitôt, le héron a fait feu. Tout le monde par terre a cru que c'en était fini de tout mais le projectile a raté le banquier, préférant se loger dans le bras droit d'Odile Otéro qui a poussé un grand cri, et le banquier retombé a aussi poussé un très grand cri quand l'aîné des extraterrestres a couru poser le pied sur sa figure.

– On reste couché, a crié le héron comme un début de panique animait le sol. A plat ventre, nom de Dieu.

Les gangsters ensuite refluaient synchroniquement vers la porte de la banque. Plankaert était sorti le premier, ôtant son masque dans le mouvement. Il courut vers une Peugeot laissée en double file devant l'agence, mit le contact dans le claquement des portières. A deux métros de là, dans le parking souterrain d'un immeuble, ils abandonnèrent la Peugeot pour une Alfa-sud verte immatriculée dans le Rhône, qui les fit traverser Paris vers le sud-est. Van Os, dans l'Alfa, blâmait Toon de son imprudence:

– Mais tu te rends compte de ce que tu fais? Tu remets le truc dans le sac et puis tu fermes le sac. Est-ce que tu te rends compte?

– Bon, dit Toon, on s'en est tiré.

– On s'en est tiré, tu en as de bonnes. On a la chance de se faire prêter un truc qui marche, et toi tu le remets dans le sac. Tu vois un peu ce qui aurait pu se passer? Mais quand cesseras-tu d'être à ce point idiot? Jamais, peut-être. Peut-être que tu as un ver dans le cerveau, qu'est-ce que tu en penses?

Toon évita de répondre, tassé sur la banquette arrière qui l'absorbait presque entièrement. Plankaert, au volant, ne voulait pas prendre parti. Le chef cessa d'ailleurs assez vite de s'énerver. Bon, dit-il, c'est vrai qu'on ne s'en est pas trop mal tiré. Il se mit à jouer avec son masque, introduisant l'extrémité du bec dans une de ses narines, distraitement, puis dans l'autre.

– Qu'est-ce que vous croyez, pour la fille? demanda Plankaert.

– Le bras, je crois, dit Van Os. Peut-être l'épaule, grimaça-t-il, ou le coude. C'est embêtant, les articulations.

Ce ne serait que le bras, mais Odile Otéro souffre quand même beaucoup. Heureusement que tout le monde s'est tout de suite beaucoup occupé d'elle, en particulier le jeune cadre bancaire suicidaire; les soins prodigués par le jeune cadre bancaire irriguent de morphine le bras d'Odile, tartinent de miel son destin sec. Nul doute qu'elle-même et ce cadre veilleront désormais l'un sur l'autre à jamais, qu'ils se rendront mutuellement le goût de la vie, c'est le début d'une autre histoire assez émouvante mais pour l'instant l'Alfasud freine en plein Kremlin-Bicêtre, devant une grande surface d'articles de sport. Toon descendit de la voiture.

– Il faut vraiment que j'y aille tout de suite?

– Et comment, dit Van Os. Et tâche de te débrouiller mieux avec Tomaso, cette fois. A demain.

Par des voies toujours renouvelées, Van Os et Plankaert avaient ensuite rejoint leur abri ferroviaire près de Château-Thierry. Autodidactes formés pour ainsi dire sur le tas, ils y comptèrent la monnaie beaucoup plus lentement que le caissier. Soirée de routine: Plankaert rétablit l'argent en trois piles inégales, prit celle du milieu puis brancha le téléviseur portatif; déjà Van Os s'occupait du repas, découpant en jetons des cœurs de palmier.

Le lendemain, Van Os s'éveilla vers sept heures puis il sortit de la maison, ouvrit le portail du garage où le 4 x 4 et l'Alfa patientaient côte à côte, rosés dans les vapeurs d'oxyde froid. Manœuvrant le véhicule tout terrain, il franchit le cadavre de ballast pour rejoindre la départementale qu'il se mit à suivre vers la forêt proche, sans autre but que celui de faire un tour, au mépris de ses propres normes de sécurité. Mais on était en semaine, si tôt le matin les bois seraient vides: nul chasseur, nul gymnaste, nulle famille dévorant sur une bâche des sandwiches aux insectes, nul couple d'amants garé en catastrophe derrière les vitres embuées. Van Os s'y laissa dériver un moment parmi les chemins, au fil des embranchements, puis il voulut se donner de l'exercice; enclenchant les quatre roues motrices, montant le volume de la radio, il vira brusquement dans les sous-bois accidentés. Sous les molles syncopes d'un calypso, il se trouait un passage entre les arbres en sautant ceux qui étaient couchés, grimpant ou dévalant jusqu'à cinquante degrés de pente, patinant sur les mousses et dans les boues spongieuses. C'était excitant, les branches basses fouettaient la tôle, les branches mortes la griffaient, les ronces la mordaient, Van Os sentait tout cela dans son corps propre, jusqu'aux brûlures des orties écrasées.

Il freina pile au pied d'un charme, comme un bulletin d'informations faisait état de l'attaque de l'agence N, la veille: Van Os guettait les commentaires avec un trac de couturière. L'homme dans le poste rendit sobrement compte de l'événement – opération traditionnelle et bien enlevée, sans innovation technique notable, facture néoclassique si vous voulez. Van Os repartit plus lentement, son allure était plus distraite, sa conduite moins sportive; longeant une fondrière, il faillit verser dedans. Il n'était plus d'aussi bonne humeur, il sinuait moins, il se retrouva bientôt hors des limites des bois.

La lisière était bordée de vallonnements arables, au loin des hommes tournaient sur des tracteurs. Van Os rebroussa chemin dans le couvert, sachant précise et profonde la mémoire paysanne, et ne souhaitant pas s'encombrer de témoins de sa présence dans le secteur. Ralliant le réseau de voies forestières, il s'égara deux fois avant de retrouver sa direction. De l'extérieur, vérifia-t-il, la petite gare paraissait tout à fait inoccupée. Une légère motocyclette 125 encore tiède encombrait le garage, il dut la déplacer pour garer le 4 x 4. Il referma le portail du garage, ouvrit la porte de la maison. Plankaert dormait encore à l'étage mais Toon, debout au milieu de la pièce, regardait le téléviseur de haut, sans le son. Il n'avait pas enlevé son casque ni son manteau, ni l'un de ses gants.