– Quoi, fit le duc. Oh oui, je vois ce que tu veux dire, j'ai dû passer deux trois coups de fil. Pourquoi.
Elle ne répondit pas. Le duc crut bon de détailler.
– Deux à Paris, je crois, mais il y en avait un qui n'était pas là. Et puis un type que j'ai connu dans le temps. L'école normale, tu vois, ça ne date pas d'hier. Il est dans la Mayenne, maintenant, du côté d'Evron.
– Tu as appelé là-bas.
– Je ne vois pas ce que tu veux dire, répéta Pons. Oh oui, je vois ce que tu veux dire. Mais non, pas du tout.
– On ne parle pas chinois, dit-elle, dans la Mayenne. Tu as parlé en chinois. Tu as appelé la-bas.
Pas en chinois, s'abstint de relever Pons. En malais. Et dans le meilleur malais. L'Etat de Johore, où se trouve la plantation, est connu comme celui où l'on parle la langue la plus pure, la plus exempte d'accents régionaux, d'influences allogènes. C'est un peu comme la Touraine pour nous autres.
– Bon, reconnut-il, c'était urgent. Il fallait que j'appelle, vraiment, où est le mal? Cinq six minutes, bien sûr que je paierai.
– Pas cinq minutes, s'énervait froidement Nicole, tu le sais très bien. Boris a bien vu sur sa montre.
– Saloperie de Boris, dit le duc.
II
Quinze jours déjà que Charles était au Havre, mais la ville ne lui déplaisait pas. Il s'était installé non loin de la gare de marchandises, dans une cahute où les cheminots remisaient le matériel périmé – panneaux et feux rouillés, grillés. Quelques années auparavant, l'un d'eux avait cloué sur la porte un bloc éphéméride agrémenté d'une réclame pour une marque de gaine, cessant de le tenir à jour le 11 mars. Charles s'était aménagé là un espace pour dormir, pour manger quelquefois le soir, chauffant une boîte sur une petite flamme.
Il passait ses journées sur le port. Il regardait la mer et les navires, les cargaisons. Il s'y trouvait peu d'hommes de sa condition; la plupart passent l'hiver à Paris, attendent les beaux jours pour investir les côtes. Souvent ils sont rejetés par les dockers, mais Charles aida une ou deux fois à la manœuvre, on le laissait circuler sur les quais du port marchand. Parfois des caisses tombaient en se démembrant, parfois on les refermait mal après une inspection, Charles se servait alors modérément, consommant les bananes sur place en gardant les conserves pour le soir.
Le contact d'une femme commença de lui manquer cinq jours après son arrivée, mais il ne connaissait personne au Havre. Une fin d'après-midi quand même il en vit une assise sur un banc de la rue Lord-Kitchener, un sac de provisions posé près d'elle. Les cheveux tirés sans fard, elle n'était pas très belle à première vue d'autant qu'elle respirait trop fort, une main sur sa poitrine. Elle devait être un petit peu plus jeune que Charles, qui s'arrêta devant elle. Ça ne va pas?
Elle parut surprise, eut un petit sourire instantané presque à l'état d'excuse. Elle désigna le cabas, sa poitrine. Je vais vous aider, dit Charles. Non, fit-elle précipitamment.
– Soyez sans inquiétude, dit Charles, je n'attends rien de vous.
Elle fit encore non avec la tête, mais d'un air presque interrogatif. Alors je vous laisse, dit Charles, excusez-moi. Attendez, souffla-t-elle, je veux bien mais attendez un peu. Il s'assit à l'autre bout du banc, séparé d'elle par le cabas. Elle paraissait respirer mieux, il lui demanda si elle était malade. Ça me prend de temps en temps, dit la femme, vous êtes d'ici? Non, dit Charles. Je crois qu'on peut y aller, maintenant, dit la femme. Charles prit le cabas.
Elle habitait plus loin qu'il aurait cru. En chemin, dans le crépuscule, elle nomma le palais de justice, la sous-préfecture, la mairie, la prison, la maison natale de Frederick Lemaître. Sur les plaques bleues, Charles lisait les noms des rues qu'ils traversaient. Elle s'arrêta devant l'entrée crayeuse d'un immeuble conçu pour les classes laborieuses; beaucoup de gens entraient et sortaient de cet immeuble, beaucoup d'enfants jouaient devant, en pyjamas déteints sous des peignoirs devenus trop petits pour leurs aînés.
– C'est là, dit-elle. Merci.
– Le plaisir est pour moi, déclara Charles, au revoir.
Comme il se retournait assez lentement, elle attrapa sa manche.
– Vous voulez boire quelque chose, imagina-t-elle. Est-ce que vous voulez manger quelque chose.
– Ai-je l'air d'avoir faim, s'inquiéta Charles.
– Je peux vous inviter (elle désignait le cabas).
– Ça dérangerait chez vous, affirma-t-il. Vous n'êtes pas seule.
– Non, infirma-t-elle respectivement, si.
Les deux pièces de son appartement donnaient, sans couloir, l'une sur l'autre. Dans l'une, un rideau de douche vert dissimulait le coin opposé au coin cuisine. L'autre était meublée par un lit d'une place et demie à dessus havane, par un fauteuil tapissé de nylcord grenat devant un récepteur Ribet-Desjardins dont l'antenne intérieure formait cadre, avec la photo d'un petit garçon dedans. Une reproduction de Vlaminck, une autre de Modigliani brisaient le continuum du papier peint, avec trois photos de Rudolf Noureev collées sur Canson noir et punaisées en escalier au-dessus du lit.
– Ça ne sera pas grand-chose, dit la femme, je fais comme pour moi, je crois qu'il reste un peu de vin. Vous ne voulez pas voir la télé, en attendant? Vous ne voulez pas boire quelque chose?
– Je veux bien, dit Charles, je veux bien.
Il se mit dans le fauteuil et suivit les programmes régionaux, puis les divertissements à forte audience pendant qu'elle faisait cuire les choses dans leur coin. Il se releva, proposa son aide lorsqu'elle mettait le couvert sur la table à rallonge, substituant une nappe au molleton servant au repassage. Elle disparut un moment derrière le rideau vert, revint adoucie d'un peu de fond de teint, de filets de couleurs claires sur ses paupières et sur ses lèvres, elle avait desserré ses cheveux sans les défaire. Charles la vit déplacer autour de son fourneau des objets qui, s'attendrit-il, n'avaient nul besoin qu'on les déplaçât; elle ne le regardait plus, elle conservait un peu d'humilité dans le sourire.
Ils avaient dîné puis s'étaient vite couchés, Charles partit tôt le lendemain matin en promettant de revenir voir Monique. Il revint en effet quatre fois, apportant une conserve, un ananas très mûr récupéré en fin de marché, quelques fleurs empruntées aux massifs de l'hôpital général. Ces lieux étaient devenus des habitudes, forgées en moins de dix jours, de même que l'inspection de l'entrée septentrionale du Havre, vers Bléville, où les décharges parfois recelaient d'intéressants souvenirs. Une fois qu'il furetait dans cette zone, sur un côté de la départementale 147, un Ford Transit roulant trop près du bas-côté faillit le heurter. Charles se rangea dans le fossé à la hâte, grogna en direction du fourgon bleu qui s'éloignait vers le centre ville, tenant toujours sa droite exagérée.
C'est que Paul n'avait pas encore assez intégré le gabarit du véhicule, ni ne s'était bien rompu à ses commandes. Grippé, l'embrayage était anormalement dur, comme si l'on enfonçait un gros clou de son seul pied. Il conduisait doucement, modifiait souvent le programme et le volume du magnétophone japonais calé près de lui sur la banquette. Posé un peu plus loin, son sac de voyage contenait des affaires de rechange ainsi qu'un roman de Mike Roscoe. Cinq cantines métalliques trépidant à l'arrière du fourgon renfermaient, enveloppé dans de l'étoffe grasse, l'assortiment préconisé par Tomaso – à savoir huit fusils, six Herstal et deux Armalite, autant d'armes de poing nommées vipère, python, cobra, et quelques centaines de cartouches appropriées parmi quoi dominait la 7,62 soviétique courte.
Dans Le Havre homogène, les barres d'immeubles se croisaient comme de longs sucres sales. Tout paraissait avoir simultanément surgi du sol, clefs en main, environ 1955. C 'était bien indiqué pour atteindre le port, mais le Boustrophédon ne se trouvait pas amarré comme prévu dans le bassin Théophile-Ducrocq, poste 2. Paul passa en revue les autres bâtiments, un Démosthène, un Star en loques, un Suzy-Delair attentivement briqué. Depuis le pont d'un indéchiffrable vracquier soviétique, deux marins blonds et blancs accoudés tiraient minutieusement sur leurs anglaises en suivant Paul du regard. Dans un bureau vitré de l'administration portuaire, un homme en bras de chemise l'informa des quatre à six jours de retard qu'accuserait sans doute le cargo cypriote. Il indiqua le dock où se trouvait entreposé déjà son fret, Paul discrètement s'étant fait confirmer que les douaniers ne s'y intéresseraient pas avant le moment du chargement. L'homme en chemise délivra un bon.