– Non, dit Charles.
Le salon était meublé de copies d'ancien, avec un peu de réel ancien. Des factures sur un secrétaire attestaient qu on y réglait des comptes. Charles essaya rapidement les fauteuils, préféra rester debout près de la cheminée, regarda les objets posés sur la tablette: deux rosés de cristal, deux cervidés en verre filé, trois rosés réelles dans un rython de cristal. Boris reparut:
– Je te remercierai toujours, confia-t-il. Je me sens quand même bien, ici. Sans toi, cette artérite, je ne sais pas où j'en serais.
Dans l'escalier, Boris utilisait toute la longueur des marches, se projetant d'une rampe à l'autre. A l'étage il fit rouler ses phalanges contre une porte close, entra sans attendre une réponse. Charles entra derrière lui: un homme de son âge, une femme de la moitié de son âge. Charles identifia la jeune femme sans l'avoir jamais vue, s'aidant du souvenir de sa mère. Il reconnut l'homme aussi, Gazol, un type de la bande du Perfect qui avait aussi beaucoup aimé Nicole Fischer trente ans auparavant. Gazol avait toujours son large buste, auquel un abdomen donnait maintenant une troisième dimension. Un parfum d'herbes aromatiques émanait de lui, variété d'eau de toilette à la pizza. Charles Pontiac le salua d'un regard bref puis se tourna vers la jeune femme devant la fenêtre, derrière laquelle un saule pleurait.
– Je suis venu tout de suite, remarqua-t-il.
– Je vous connais, sourit Justine, on m'a parlé de vous.
Charles baissa la tête sans sourire en retour – il ne pouvait pas. Du dehors vint un bruit de moteur: ronronnement luxueux, couples de pneus sculptant voluptueusement le gravier, non sans une arrogante lenteur qui laissait supposer un placage d'acajou sur le tableau de bord, peut-être même un bar minuscule à l'arrière.
– Voilà maman, sourit Justine.
10
Trente kilomètres au sud, Paul se tient toujours seul dans son appartement trop clair. Il passe d'une pièce à l'autre, trouve ces pièces inutilement blanches et nombreuses, il ne voit rien. Ces tableaux sur les murs ne lui sont rien. Souvent ils représentent des choses; un véhicule Caterpillar en pleine action; un éléphant distancié, sorti de son biotope. Il y a quand même une petite gouache abstraite (1959) de Gaston Chaissac. Depuis le départ d'Elizabeth, parfois aussi ces tableaux ne sont plus là, à leur place des carrés et rectangles pâles hébergent un piton célibataire, un couple de clous obliques chevauchés par un fil de poussière. Des plantes vertes au pied des fenêtres luttent dans leurs bacs contre l'oubli, contre l'idée de la mort. Au-delà de ces fenêtres, l'air lourd est endimanché. Le temps s'étire, le vide menace. Un transistor grésille au secours dans la cuisine mais le silence ne se détache que mieux, se visse d'un cran supplémentaire, pilonne ses intimidations.
Couché très tard, Paul s'était levé tard, d'abord sans aucun souvenir de la veille qu'il put reconstituer par bribes, s'aidant de traces recueillies sur ses vêtements, dans ses vêtements. Des molécules d'Heure bleue près du col de sa veste, un numéro de vestiaire dans la poche gauche en compagnie d'un ticket d'entrée, dans la poche droite une forte contravention – des indices. Sur la table basse du living, un mot d'un graphisme inconnu lui signalait l'emplacement de sa voiture. Elle était en effet visible au pied de la tour, correctement garée entre deux plots. Sans doute avait-on ramené, dévêtu, couché puis laissé Paul seul dans son lit, mais il ne sut identifier les responsables de cette initiative: sous l'aigreur ambiante de l'alcool viré, des dépouilles de neurones grillés barraient l'accès à sa mémoire. L'Heure bleue pouvant désigner Claire, Paul essaya d'appeler Claire mais une première fois c'était occupé, et ensuite il n'y avait plus personne.
Ensuite Paul préparait du café dans la cuisine blanche, debout devant le rang d'émail et de nickel électroménager, javellisé le jeudi par Teresa Perez; il ne s'y faisait jamais que du café. Le liquide sombre en équilibre au bout de son anse, il passa dans la chambre: trop grande. Le lit défait trop grand. L'inutile bureau à cylindre.
Une photographie posée sur le bureau représentait Elizabeth souriante, Paul moins, posant ensemble devant des fleurs noires et blanches. Quelqu'un l'avait découpée pour séparer les personnages, puis reconstituée au ruban adhésif sans excès de minutie de sorte que le couple ne se trouvait plus tellement à la même hauteur. Paul se tourna vers la fenêtre. De l'autre côté du vide, penché à une fenêtre de la tour voisine, un homme âgé aérait son chien serré contre sa poitrine, leurs yeux plongeaient dans la même direction. Sonnerie du téléphone.
Van Os.
– Je ne vous dérange pas? Vous avez quelque chose pour moi?
Il était beaucoup trop timide à ses débuts, Van Os, on ne le prenait pas du tout au sérieux. Par Tomaso, Bob et Paul lui avaient procuré un Tokagypt en assez bon état, ce qui n'est pas si mal. Mais ils n'avaient fourni l'objet qu'en manière d'encouragement farceur, consolation anticipée de la vanité de son entreprise, comme un cartable en box-calf cher pour un jeune demeuré, pour la plus laide de la plage un vison.
– Toujours rien, dit Paul d'une voix plate, je vous ai dit. Il n’y aura plus rien.
Or on le vit faire son chemin, s'acheter une voiture, puis deux, engager du monde, chasser la timidité. Ses premiers succès le rendaient un peu plus frontal, et ses lieutenants eux-mêmes avaient tendance à se montrer familiers. C'était contrariant.
– C'est contrariant, dit-il, il faut qu'on se voie de toute façon, je veux qu'on dîne ensemble. Mercredi, ça vous dit?
– Difficile en ce moment, se gratta Paul. Compliqué.
– Des ennuis? Il faut me prévenir en cas d'ennui, si je peux me rendre utile. Je peux rendre plein de services, vous n'imaginez pas.
– Vous êtes gentil.
– Oui, reconnut Van Os, je suis gentil. Je ne vous en veux plus, vous savez, pour les Italiens. Voyons-nous mercredi, vous m'exposerez vos problèmes, on verra ce qu'on peut faire.
– Vraiment non, expira Paul, c'est spécial. C'est personnel.
– Je comprends, fit Van Os gravement, toujours l'histoire avec votre femme. Mais vous allez voir qu'on se remet, vous verrez.
La photo se mit à trembler dans la main de Paul, qui s'aperçut alors seulement qu'il ne l'avait pas lâchée. Il la posa non sans brutalité sur le bureau, la retournant avec un effort comme si elle lui collait aux doigts.
– Vous vous remettez déjà, d'ailleurs, poursuivait l'autre d'une voix douce, je sens que vous remontez le courant. Vous rencontrez du monde, c'est bien. La jeune dame, l'autre soir, très jolie à ce qu'on dit.
– Qu'est-ce que vous dites, qu'est-ce qu'on.
Van Os éluda, s'excusait à présent du petit dérangement. Tant pis pour mercredi, déplora-t-il, ce sera pour une autre fois. Il rappellerait demain, après-demain, savoir comment ça va. Pensez à moi, pria-t-il avant de raccrocher.
Un instant. Le fond de cafetière est tiède sur l'évier, Paul trouve un long flacon de pale-ale dans le réfrigérateur. Trop glacé, trop mousseux, mais Paul boit d'un coup la moitié d'un verre, dont il dégoutte un peu dans sa barbe de la veille. Il éteint le transistor, revient dans la chambre, pose son verre près de la photo retournée, non loin du téléphone qui vient de tenir son premier rôle de la journée. A cette altitude il n'est plus aucun bruit, on est enfermé dans le silence comme dans un rhume. Paul considère le téléphone et vice versa: l'appareil domestique s'impatiente de japper, d'aboyer à nouveau; posé sur son séant, la langue un peu sortie, il implore Paul de tous ses chiffres en tirant sur son fil.
Appeler qui? Paul épluche son carnet. Des noms suivis de chiffres s'y empilent comme au flanc d'un monument aux morts, champ d'honneur infertile hérissé de proches perdus, d'amis d'un soir, d'anciennes amies qui se méprendraient. Reste ce numéro de la jeune femme en gris de l'autre soir, courage. On décroche au loin.