Hélène, les premiers temps, vint donc chaque jour comme si c'était son métier, comme investie d'une mission de visiteuse bénévole, et quand Ferrer commencerait à se demander ce qu'elle voulait au juste, il n'oserait évidemment pas lui poser la question. Elle était neutre et presque froide et, bien qu'elle parût parfaitement disponible, ne laissait aucune prise à rien. D'autant que la disponibilité n'est pas tout, qu'elle ne suscite pas forcément le désir. Et de toute façon, Ferrer fatigué redoutant surtout sa ruine, craignant moins les médecins que les banquiers, se trouvait dans une inquiétude flottante qui n'incitait pas à séduire. Certes il n'est pas aveugle, certes il voit bien qu'Hélène est une belle femme, mais il la considère toujours comme à travers une vitre à l'épreuve des balles et des pulsions. Ce ne sont qu'échanges un peu abstraits ou très concrets qui ne laissent pas de place aux affects, qui verrouillent les sentiments. C'est un peu frustrant, en même temps c'est assez reposant. Bientôt elle dut sans doute l'admettre elle-même car elle espaça ses visites, ne passant plus qu'un jour sur deux ou trois.
Mais au bout de trois semaines comme prévu, quand il est question pour Ferrer de rentrer chez lui, Hélène lui propose de s'occuper de son départ. Cela tombe un mardi en fin de matinée, Ferrer est un peu faible et grelotte sur ses jambes, son petit sac à la main. Elle paraît, on prend un taxi. Et lui encore, incorrigible, malgré la compagnie silencieuse d'Hélène sur la banquette arrière, voici qu'il se remet déjà à regarder les filles sur les trottoirs par la vitre du taxi jusqu'à ce qu'on l'ait ramené chez lui, ou plus précisément devant chez lui, où Hélène n'entre pas. Mais ne serait-ce pas la moindre des choses qu'il l'invite à dîner dès le lendemain ou le surlendemain, dans la semaine, je ne sais pas, moi, il me semble que ça se fait. Ferrer en convient. Donc disons demain, autant régler ça au plus vite, et puis on doit chercher ensuite dans quel restaurant on pourrait se retrouver: après quelques hésitations, Ferrer lui en propose un qui vient de s'ouvrir vers la rue du Louvre, juste à côté de Saint-Germain -l'Auxerrois, je ne sais pas si vous connaissez. Elle connaît. Donc à demain soir?
27
Mais d'abord, le lendemain matin, Ferrer reprit ses activités. Elisabeth, qui avait rouvert la galerie l'avant-veille, l'informa du peu de choses advenues en son absence: peu d'arrivages d'œuvres nouvelles et peu de courrier, pas de messages téléphoniques, aucun fax, nul e-mail. Stagnation normale en saison creuse. Les collectionneurs habituels ne s'étaient pas encore manifestés, tous devaient être encore en vacances excepté Réparaz qui venait d'appeler pour prévenir de sa visite et justement tiens, la porte vitrée s'ouvre et le revoici, Réparaz, comme toujours tout en flanelle bleu marine avec ses petites initiales brodées sur le flanc de sa chemise. Un moment qu'on ne l'avait plus vu.
Il arriva, serra les mains en s'exclamant comme il se trouvait bien du Martinov acheté en début d'année, vous vous souvenez, le grand Martinov jaune. Bien sûr, dit Ferrer. Ils sont tous plus ou moins jaunes de toute façon. Et vous avez de nouvelles pièces, depuis? s'inquiéta l'homme d'affaires. Bien sûr, dit Ferrer, quelques petites choses, mais je n'ai pas encore eu le temps de tout accrocher, n'est-ce pas, je viens de rouvrir. La plupart de ce qui est là, vous l'avez déjà vu. Je vais quand même jeter un coup d'œil, déclara Réparaz.
Qui se mit à circuler dans la galerie d'un air soupçonneux, déplaçant ses lunettes sur l'arête de son nez ou mordillant leurs branches en passant rapidement devant la plupart des œuvres et finissant par s'immobiliser devant une grande huile sur toile marouflée 150 x 200 représentant un viol collectif, accrochée au début de l'été dans un gros cadre en fer épaissement barbelé. Au bout de vingt secondes de contemplation, Ferrer le rejoignit. Je pensais bien que ça vous parlerait, dit-il. Il y a quelque chose.
Ça, oui, peut-être, fit pensivement Réparaz. Ça, je crois que j'aimerais bien le mettre chez moi. Evidemment c'est un peu grand maïs ce qui me gêne surtout, c'est le cadre. Est-ce qu'on ne pourrait pas changer le cadre? Attendez une seconde, dit Ferrer, vous avez vu que l'image est un petit peu violente, quand même, vous convenez que c'est un petit peu brutal. Ce cadre, l'artiste l'a justement fait faire spécialement pour ça, n'est-ce pas, parce que ça fait partie du truc. Ça fait complètement partie du truc. Si vous le dites, dit le collectionneur. C'est évident, dit Ferrer, par ailleurs ce n'est pas cher. Je vais réfléchir, dit Réparaz, je vais en parler à ma femme. C'est aussi que le sujet, voyez-vous, elle est assez sensible. Comme c'est quand même un peu, je ne voudrais pas que ça la. Je comprends parfaitement, dit Ferrer, réfléchissez. Parlez-lui-en.
Après le départ de Réparaz, personne d'autre ne poussa la porte de la galerie jusqu'à l'heure de la fermeture qu'avec Elisabeth on anticipa. Ferrer, un peu plus tard, devait retrouver Hélène au restaurant convenu, vaste salle ombragée parsemée de petites tables rondes à nappes blanches, lampes de cuivre intimes et petits bouquets étudiés, service assuré en souplesse par de jolies personnes exotiques. Ferrer y croisait souvent des gens qu'il connaissait un peu sans les saluer nécessairement, mais se faisait toujours un plaisir de sympathiser avec les exotiques. A cet égard, ce soir, il conviendrait de se tenir au risque de s'ennuyer un peu avec Hélène, toujours très peu loquace et actuellement vêtue d'un tailleur gris clair à fines rayures blanches. Si ce tailleur, hélas, n'était pas violemment décolleté, Ferrer put observer quand même qu'autour du cou de la jeune femme, tenu par une mince chaîne en or blanc, un pendentif en forme de flèche indiquait très clairement la direction de ses seins, voilà qui soutient l'attention, voilà qui maintient votre vigilance.
Innocence ou manœuvre, Hélène parlait donc toujours peu mais au moins savait-elle écouter, relancer son interlocuteur par le monosyllabe approprié, contourner les passages d'anges en posant juste au bon moment la petite question qui tombe bien. Reposant régulièrement son regard sur la flèche pour se revigorer mais sans décidément parvenir, comme quand elle venait le voir à l'hôpital, à ce que naisse et durcisse en lui quelque convoitise – et cela je me l'explique mal, moi qui suis là pour témoigner qu'Hélène est hautement désirable -, Ferrer assura donc l'essentiel de la conversation en parlant de son métier: marché de l'art (c'est assez calme en ce moment), tendances actuelles (c'est un peu compliqué, c'est très atomisé, remontons à Duchamp si vous voulez) et polémiques en cours (vous imaginez bien, Hélène, dès que l'art et l'argent sont en contact, nécessairement ça cogne sec), collectionneurs (se méfient de plus en plus, ce que je comprends parfaitement), artistes (se rendent de moins en moins compte, ce que je comprends très bien) et modèles (il n'y en a plus au sens classique du terme, ce que je trouve tout à fait normal). Préférant éviter de se ridiculiser, il s'abstint de raconter son voyage dans le grand Nord et ce qui s'était lamentablement ensuivi. Mais, tout superficiels qu'ils fussent et toutes portes ouvertes enfoncées, ses propos paraissaient ne pas ennuyer Hélène à qui, force de l'habitude, Ferrer proposa d'aller prendre un dernier verre après le dîner.
Or souvent dans ces conditions – sortie du restaurant, dernier verre -, un homme qui a pris soin de ne pas absorber d'ail, de chou rouge ou de trop nombreux derniers verres, entreprend d'embrasser une femme. C'est dans les mœurs, cela se fait mais pourtant, là encore, rien de tel n'advint. Et toujours pas moyen de savoir si Ferrer est intimidé, s'il craint d'être repoussé ou si c'est juste qu'il n'y tient pas plus que ça. Il n'est pas exclu, lui dirait Feldman qui a commencé la psychiatrie avant de virer cardiologue, pas exclu que l'infarctus puis l'hospitalisation aient provoqué chez toi un déficit narcissique momentané, sans rupture psychique radicale je te rassure tout de suite, mais potentiellement générateur d'inhibitions mineures. Déficit narcissique mon cul, lui répondrait Ferrer qui, se défilant devant l'étreinte, proposa quand même à Hélène, puisque tout cela semblait l'intéresser, de passer un de ces jours à la galerie.