Mon amant numéro deux
Je passe sur les propos peu ragoûtants du monsieur. On le voyait de dos en train de se raser dans le cabinet de toilette, rue de Ménilmontant. Nu sur le lit, en train de jouer avec l'ours en peluche, il proposait à Cerise une place d'assistante dans son entreprise d'informatique. Un peu plus tard, il ajouta:
– Tu sais, ta caméra, à mon avis elle est dépassée. Je vais t'offrir un nouveau modèle DVD pour Noël.
Je restais paralysé sur ma chaise. Dans mes crises de jalousie, j'imaginais que Cerise fréquentait des hommes plusjeunes que moi. Mais non: j'étais un membre de sa confrérie de vieillards lubriques. J'avais envie de mourir quand débuta, sur l'écran, la séquence intitulée:
Mon amant numéro un
Peut-être espérais-je encore secrètement bénéficier d'un traitement de faveur, par rapport aux précédents. Je pris longuement ma respiration, au moment où la caméra projetait mon visage, sous les fresques Belle Époque du restaurant le Train Bleu.
Je n'étais pas trop vilain sur cette image. Mais le premier effet qui fit rire l'assemblée, un peu plus tard, fut la répétition quasi exacte, au bouillon Chartier, des propos tenus par l'amant numéro trois:
– Avant de te connaître, plus rien ne m'intéressait. Aujourd'hui, je redécouvre tout ce que j'aime: mais c'est pour toi.
Après quoi il fallut affronter ma nudité sur les draps froissés, tandis que je jouais pour la caméra le rôle de l'amant satisfait, de l'amoureux éperdu ou de l'amant jaloux. J'évoquais mes perspectives de carrière. «J'aurai bientôt un vrai pouvoir dans le cinéma» amusa beaucoup le public. La séquence s'achevait par des images tragiques, où l'on me voyait geindre dans la rue en disant:
– Dis-moi seulement où tu vas! Peut-être que tu rentres dormir chez toi et que tu ne veux pas me le dire! Et si tu retrouves quelqu'un, je préfère le savoir.
L'image de l'amant numéro un se perdit dans le flou, et l'on vit apparaître sur l'écran la photo d'un homme d'une vingtaine d'années. Torse nu, finement musclé, il souriait sous une tignasse noire frisée. En dessous de l'image, le banc-titre final indiquait sobrement:
Mon ami
Le générique commença à défiler et le public applaudit. Je voulais m'enfuir mais la lumière s'allumait dans l'espace vidéo. Debout, vêtue de noir, Cerise saluait son public, fière de cette œuvre insolente. Elle affirma qu'elle avait pris de grands risques face au «discours masculin» et contre toutes les «conventions artistiques». Elle fit signe à son ami, le garçon aux cheveux noirs assis près d'elle au premier rang qui se leva, l'embrassa dans le cou et salua le public. Soudain, elle m'aperçut prostré au dernier siège. Ses yeux clairs restèrent
indécis. Puis, dans un réflexe artistique, elle sourit à nouveau et me désigna généreusement à la douzaine de spectateurs qui se retournèrent et m'applaudirent, comme si j'étais un acteur volontaire du film.
Ce geste me sauvait et je m'efforçai de faire bonne figure. D'un pas lent, la cinéaste s'approcha de moi pour m'embrasser et me remercier publiquement. Apparaissant derrière elle, la petite silhouette d'Estelle applaudissait fortement, le visage déformé par une grimace:
– Bra-vo! Bra-vo!
Voulait-elle me sauver elle aussi? Toujours pragmatique, elle tapait des deux mains et s'adressait aux spectateurs en me désignant:
– Quel acteur!
M'entraînant à part, Cerise prononça quelques mots à mon oreiile. Je crus un instant qu'elle me demandait pardon, avant de comprendre ce qu'elle disait vraiment:
– Au moins, ça doit te faire plaisir d'apparaître dans une œuvre d'art! Tu étais très bien, avec tes limites. J'espère que tu ne m'en veux pas.
Je regardai son visage enfantin et m'efforçai de sourire:
– Non, pas du tout, c'est très amusant. Elle affirma encore:
– Toi et les autres, ce n'était pas pareil. Tu restes mon amant numéro un.
– Oui, bien sûr, ça se voit dans le film.
Agacée, Cerise agita ses mèches blondes et redressa un visage sûr de son fait:
– N'importe quel homme aurait tenu le même discours! Tu es fâché que cela tombe sur toi. Mais l'important, c'est que tu es le héros de mon premier film.
Elle ajouta, protectrice:
– Et puis, je crois que dans la vie, tu seras plus heureux avec Estelle.
Le grand brun revenait vers elle. Evitant de me regarder, il dit à Cerise:
– On va boire un verre avec les copains. Estelle s'agitait toujours dans une sorte de danse
autour de moi, frappant et criant:
– Bra-vo! Bra-vo!
Pour me donner meilleure contenance, elle enlaça ma taille et se serra comme une épouse au courant de toute l'histoire. Tout en s'éloignant avec son ami, Cerise se retourna une dernière fois:
– Ne m'appelle pas. Je te ferai signe la semaine prochaine.
J'avais l'impression de flotter quelques centimètres au-dessus du sol. Déjà Estelle m'entraînait vers sa voiture en avouant:
– Je me doutais que ça finirait comme ça. Je soupirai:
– Pourquoi ne m'as-tu rien dit?
– Tu étais fou amoureux. D'ailleurs, j'ignorais ce qu'elle préparait.
Nous traversions la cour de l'école où d'autres personnes m'adressèrent des sourires. Acteur d'avant-garde dans l'œuvre d'une vidéaste conceptuelle, je rentrais à la maison au bras de ma femme qui répétait:
– Vous n'avez rien en commun et une trop grande différence d'âge. Toujours cette attirance des hommes pour la jeunesse!
Je planais. Estelle continuait:
– Si tu veux, on va passer chez un traiteur et se faire une petite bouffe-télé. Ce soir, ils donnent La Flûte enchantée en direct de Salzbourg.
10 LES DEUX PÊCHEURS
Où David livre le fruit de ses observations
«On pourrait imaginer qu'un épisode particulièrement important détermine, une fois pour toutes, l'âge d'une ville. Même lorsqu'elle continue à se transformer, son style s'épanouit à un moment de l'histoire – comme si tous les changements à venir ne pouvaient plus modifier ce caractère essentiel et singulier: le siècle de Périclès pour Athènes, la Renaissance pour Florence, le xrxe et la Belle Epoque pour Paris, avec ses avenues boisées et ses immeubles à six étages, telle une variation infinie du même modèle.
«On peut bien déplorer les outrages du baron Haussmann, éventrant l'ancienne cité pour édifier des quartiers bourgeois. Un siècle plus tard, son urbanisme se confond toujours avec l'image et le rêve de Paris. Un dédale ordonné relie les gares aux jardins, les jardins aux places, les places aux brasseries. Le promeneur reconnaît aisément l'allure de ce monde qui semble avoir poussé d'un seul jet avec ses boutiques au rez-de-chaussée, ses balcons au deuxième étage, ses théâtres de boulevard, ses toits de zinc, ses lignes de métro parallèles aux avenues. Le même style parisien relie les vieux porches de la Restauration, les balustrades nouille et les façades Art déco. Tout ce qui s'est construit entre 1800 et 1950 a façonné, pour l'essentiel, le caractère universel de cette ville. Tout ce qui s'est bâti dans la seconde moitié du xxe siècle paraît d'un autre ordre et comme superflu, incapable de raviver une singularité parisienne. Les nouveaux monuments poussent comme des anecdotes. Ils tentent de prendre place, mais chaque coin de rue rappelle aux habitants les vestiges d'un autre monde.
«L'Européen d'aujourd'hui vit dans cette espèce de schizophrénie. Il grandit dans un décor chargé de souvenirs. Il rêve d'être à la fois d'hier et d'aujourd'hui. Il piétine sous les ombres de son passé, tout en cherchant ses modèles dans un nouveau style mondial, très banal, qui se répand comme un champignon sur les ruines. L'Amérique provinciale se greffe sur l'Europe provincia-lisée. La vieille beauté perdure comme une spécificité culturelle.,,»