C'est une grande chose que de savoir quand on va mourir. On peut s'organiser et faire de son dernier jour une œuvre d'art. Au matin, mes bourreaux arriveront et je leur dirai: «J'ai failli! Tuez-moi. Accomplissez mon ultime volonté: que ce soit Fubuki qui me donne la mort. Qu'elle me dévisse le crâne comme à un poivrier. Mon sang coulera et ce sera du poivre noir. Prenez et mangez, car ceci est mon poivre qui sera versé pour vous et pour la multitude, le poivre de l'alliance nouvelle et éternelle. Vous éternuerez en mémoire de moi.»

Soudain, le froid s'empare de moi. J'ai beau serrer l'ordinateur dans mes bras, ça ne réchauffe pas. Je remets mes vêtements. Comme je claque toujours des dents, je me couche par terre et je renverse sur moi le contenu de la poubelle. Je perds connaissance.

On me crie dessus. J'ouvre les yeux et je vois des détritus. Je les referme.

Je retombe dans l'abîme.

J'entends la douce voix de Fubuki:

– Je la reconnais bien là. Elle s'est recouverte d'ordures pour qu'on n'ose pas la secouer. Elle s'est rendue intouchable. C'est dans sa manière. Elle n'a aucune dignité. Quand je lui dis qu'elle est bête, elle me répond que c'est plus grave, qu'elle est une handicapée mentale. Il faut toujours qu'elle s'abaisse. Elle croit que cela la met hors de portée. Elle se trompe.

J'ai envie d'expliquer que c'était pour me protéger du froid. Je n'ai pas la force de parler. Je suis au chaud sous les saletés de Yumimoto. Je sombre encore.

J'émergeai. A travers une couche de paperasse chiffonnée, de canettes, de mégots mouillés de Coca, j'aperçus l'horloge qui indiquait dix heures du matin.

Je me relevai. Personne n'osa me regarder, à part Fubuki qui me dit avec froideur:

– La prochaine fois que vous déciderez de vous déguisér en clocharde, ne le faites plus dans notre entreprise. Il y a des stations de métro pour ça.

Malade de honte, je pris mon sac à dos et filai aux toilettes où je me changeai et me lavai la tête sous le robinet. Quand je revins, une femme d'ouvrage avait déjà nettoyé les traces de ma folie.

– J'aurais voulu faire ça moi-même, dis-je, gênée.

– Oui, commenta Fubuki. Ça, au moins, vous en auriez peut-être été capable.

– J'imagine que vous pensez aux vérifications de frais. Vous avez raison: c'est au-dessus de mes capacités. Je vous l'annonce solennellement: je renonce à cette tâche.

– Vous y avez mis le temps, observa-t-elle, narquoise.

«C'était donc ça, pensai-je. Elle voulait que ce soit moi qui le dise. Évidemment: c'est beaucoup plus humiliant.»

– L'échéance tombe ce soir, repris-je.

– Donnez-moi le classeur.

En vingt minutes, elle avait fini.

Je passai la journée comme un zombie. J'avais la gueule de bois. Mon bureau était recouvert de liasses de papiers couverts d'erreurs de calcul. Je les jetai un à un.

Quand je voyais Fubuki travailler à son ordinateur, j'avais du mal à m'empêcher de rire. Je me revoyais la veille, nue, assise sur le clavier, enlaçant la machine avec mes bras et mes jambes. Et à présent, la jeune femme posait ses doigts sur les touches. C'était la première fois que je m'intéressais à l'informatique.

Les quelques heures de sommeil sous les détritus n'avaient pas suffi à m'extraire de la bouillie que l'excès de chiffres avait fait de mon cerveau. Je pataugeais, je cherchais sous les décombres les cadavres de mes repères mentaux. Cependant, je savourais déjà un répit miraculeux: pour la première fois depuis des semaines interminables, je n'étais pas en train de tapoter sur la calculette.

Je redécouvrais le monde sans nombres. Puisqu'il y a l'analphabéitisme, il devrait y avoir l'anarythmétisme pour parler du drame particulier aux gens de mon espèce.

Je rentrai dans le siècle. Il peut paraître étrange que, après ma nuit de folie, les choses aient repris comme si rien de grave n'était arrivé. Certes, personne ne m'avait vue parcourir les bureaux toute nue, en marchant sur les mains, ni rouler un patin à un honnête ordinateur. Mais on m'avait quand même retrouvée endormie sous le contenu de la poubelle. Dans d'autres pays, on m'eût peut-être mise à la porte pour ce genre de comportement.

Singulièrement, il y a une logique à cela: les systèmes les plus autoritaires suscitent, dans les nations où ils sont d'application, les cas les plus hallucinants de déviance – et, par ce fait même, une relative tolérance à l'égard des bizarreries humaines les plus sidérantes. On ne sait ce qu'est un excentrique si l'on n'a pas rencontré un excentrique nippon. J'avais dormi sous les ordures? On en avait vu d'autres. Le Japon est un pays qui sait ce que «craquer» veut dire.

Je recommençai à jouer les utilités. Il me serait difficile d'exprimer la volupté avec laquelle je préparais le thé et le café: ces gestes simples qui ne présentaient aucun obstacle à ma pauvre cervelle me recousaient l'esprit.

Le plus discrètement possible, je me remis à avancer les calendriers. Je m'efforçais d'avoir l'air affairée tout le temps, si grande était ma peur qu'on me recolle aux chiffres.

Mine de rien, eut lieu un événement: je rencontrai Dieu. L'ignoble vice-président m'avait commandé une bière, trouvant sans doute qu'il n'était pas assez gros comme ça. J'étais venue la lui apporter avec un dégoût poli. Je quittais l'antre de l'obèse quand s'ouvrit la porte du bureau voisin: je tombai nez à nez avec le président.

Nous nous regardâmes l'un l'autre avec stupéfaction. De ma part, c'était compréhensible: il m'était enfin donné de voir le dieu de Yumimoto. De la sienne, c'était moins facile à expliquer: savait-il même que j'existais? Il sembla que ce fut le cas car il s'exclama, avec une voix d'une beauté et d'une délicatesse insensées:

– Vous êtes sûrement Amélie-san!

Il sourit et me tendit la main. J'étais tellement ahurie que je ne pus émettre un son. Monsieur Haneda était un homme d'une cinquantaine d'années, au corps mince et au visage d'une élégance exceptionnelle. Il se dégageait de lui une impression de profonde bonté et d'harmonie. Il eut pour moi un regard d'une amabilité si vraie que je perdis le peu de contenance qui me restait.

Il s'en alla. Je demeurai seule dans le couloir, incapable de bouger. Ainsi donc, le président de ce lieu de torture, où je subissais chaque jour des humiliations absurdes, où j'étais l'objet de tous les mépris, le maître de cette géhenne était ce magnifique être humain, cette âme supérieure!

C'était à n'y rien comprendre. Une société dirigée par un homme d'une noblesse si criante eût dû être un paradis raffné, un espace d'épanouissement et de douceur. Quel était ce mystère? Était-il possible que Dieu règne sur les Enfers?

J'étais toujours figée de stupeur quand me fut apportée la réponse à cette question. La porte du bureau de l'énorme Omochi s'ouvrit et j'entendis la voix de l'infâme qui me hurlait:

– Qu' est-ce que vous fichez là? On ne vous paie pas pour traîner dans les couloirs!

Tout s'expliquait: à la compagnie Yumimoto, Dieu était le président et le vice-président était le Diable.

Fubuki, elle, n'était ni Diable ni Dieu: c'était une Japonaise.

Toutes les Nippones ne sont pas belles. Mais quand l'une d'entre elles se met à être belle, les autres n'ont qu'à bien se tenir.

Toute beauté est poignante, mais la beauté japonaise est plus poignante encore. D'abord parce que ce teint de lys, ces yeux suaves, ce nez aux ailes inimitables, ces lèvres aux contours si dessinés, cette douceur compliquée des traits ont déjà de quoi éclipser les visages les plus réussis.

Ensuite parce que ses manières la stylisent et font d'elle une œuvre d'art inaccessible à l'entendement.

Enfin et surtout parce qu'une beauté qui a résisté à tant de corsets physiques et mentaux, à tant de contraintes, d'écrasements, d'interdits absurdes, de dogmes, d'asphyxie, de désolations, de sadisme, de conspiration du silence et d'humiliations – une telle beauté, donc, est un miracle d'héroïsme.