– Vous êtes infâme.

– Cela ne me dérange pas. Nous avons donc traversé l'Atlantique et nous sommes arrivés à Nœud, qui était déjà le port peu connu qu'il est maintenant.

– C'est précisément pour cette raison que vous aviez choisi Nœud, n'est-ce pas? Il valait mieux ne pas trop vous faire remarquer.

– C'était surtout pour Mortes-Frontières, qui était à l'époque une île déserte. Je laissai Adèle à bord et j'allai négocier l'achat de l'île, ce qui fut beaucoup plus facile que prévu. Ensuite, je dessinai les plans de ce manoir que je fis construire dans le plus grand secret par des corps de métier que je m'ingéniai à recruter au loin. J'y installai la jeune fille qui fut éperdue de reconnaissance à l'idée que j'aie conçu pour elle cette maison sans reflets.

– Etait-elle déjà votre maîtresse?

– Non, j'ai attendu que nous soyons à Mortes-Frontières. Je voulais que cela se passe dans les meilleures conditions possibles: Adèle avait eu le mal de mer pendant toute la traversée et je voulais qu'elle soit en bonne santé pour ce qui serait sa première fois – car elle était vierge, comme Hazel il y a cinq ans.

– Je ne vous demande pas tant de détails.

– C'est moi qui tiens à vous les dire.

– Vous êtes comme tous les hommes: vous adorez vous vanter de votre vie sexuelle.

– Il faudrait nuancer. D'abord, je n'ai jamais pu en parler à quiconque, pour des raisons que vous comprenez sans peine. Ensuite, autant il me déplairait de m'en ouvrir au tout-venant, autant il me plaît de n'en rien écourter devant une jeune femme belle, sagace et outrée. Oui, Adèle et Hazel étaient vierges. Heureux homme que je suis!

– Cette façon qu'ont les mâles de parler de la virginité des filles comme d'un trophée m'a toujours intriguée. Les chasseurs accrochent à leurs murs des hures de sangliers et des massacres de cerfs: vous, vous devriez y épingler des pucelages.

– L'érotisme est idiot, mademoiselle, mais il est encore plus idiot de s'en priver. La première fois que je vins rejoindre Adèle dans son lit, elle ne voulut pas croire que je la désirais. «Ce n'est pas possible, protesta-t-elle, il faudrait être un monstre pour désirer une fille comme moi!» Et moi de lui dire: «J'ai appris à chercher au-delà de tes traits déformés et à aimer ton âme» – et elle, qui comme Hazel n'a jamais pu me tutoyer: «Si c'est mon âme que vous aimez, contentez-vous d'elle!» Les mêmes phrases que ma pupille d'aujourd'hui, les mêmes réticences au nom de leur disgrâce, sans parler des répulsions que leur délicatesse les empêchait d'exprimer…

– … à savoir que vous n'étiez pas l'amant de leurs rêves.

– Oui. Quelle revanche pour moi, qui n'avais jamais été beau et que la vieillesse avait si tôt frappé! Vous me traitez d'infâme, mais si ces jeunes filles avaient daigné s'intéresser à moi, je n'aurais pas été obligé de recourir à un procédé aussi malhonnête.

– Allez-vous leur reprocher d'aimer la jeunesse et la beauté? Ce serait singulier, dans votre bouche.

– Cela ne se compare pas. Je suis un homme.

– Et comme tous les hommes, vous allez me dire que les femmes ne devraient pas aimer la jeunesse et la beauté. C'est étrange: il nous est ordonné d'être jeunes et belles et, dès qu'il s'agit de tomber amoureuses, il nous est conseillé de ne pas tenir compte de ce genre de détails.

– C'est biologique: la femme n'a pas besoin que l'homme soit beau pour le désirer.

– Nous, les femmes, nous sommes de telles brutes que nous serions insensibles à la beauté? Dites-moi, Capitaine, vous croyez vraiment à ce que vous racontez?

– Les réactions d'Adèle et de Hazel prouvent le contraire. Mais je trouve qu'il devrait en être ainsi. C'est pour réparer ce qui m'a paru une injustice que j'ai commis cette ignominie.

– Je suis soulagée de vous entendre dire qu'il s'agit d'une ignominie.

– Cela ne signifie pas que j'en ai honte. Comment pourrais-je éprouver des remords après m'être offert les deux plus grands bonheurs de ma vie?

– Et le suicide d'Adèle, il ne vous empêche pas de dormir?

– Je vais vous faire un aveu: son suicide m'a torturé pendant quinze années. Quinze ans de souffrance et de désespoir.

– Pourquoi seulement quinze ans? Que s'est-il passé au bout de quinze années pour que cela cesse?

– Vous devriez le savoir: j'ai rencontré Hazel.

– Voilà qui est extraordinaire! Recommencer le même crime vous absout! Expliquez-moi comment une telle aberration est possible.

– Je reconnais qu'il y a là un mystère. Je vais essayer de vous raconter ce miracle. C'était en janvier 1918. Le hasard, à moins que ce ne fût le destin, m'avait amené à passer ce jour-là chez mon notaire qui habite Tanches, non loin de Nœud. A ma grande stupeur, cette bourgade avait été transformée en hôpital de campagne ou plutôt en mouroir: Tanches était jonchée de corps mutilés et de presque cadavres après une série de bombardements aériens particulièrement meurtriers. J'étais sidéré: à Mortes-Frontières, je vivais enclos sur ma douleur. Aucun soldat n'avait mis le pied sur mon île et j'avais pour ainsi dire ignoré la guerre, dont j'entendais parfois la lointaine rumeur. Je n'avais pas pris conscience de l'ampleur et de l'horreur de ce conflit qui, soudain, m'apparaissait dans son ignoble réalité. Arrivèrent des brancardiers qui déposèrent sur le sol, à côté de moi qui contemplais ahuri ce carnage, un corps recouvert d'un linge – un nouveau parmi tant d'autres.

– Hazel?

– A votre avis? Je pensais que c'était un mort de plus quand un brancardier avertit les infirmiers: «Elle vit encore. Ses parents ont été tués sur le coup.» J'appris ainsi qu'il s'agissait d'une jeune fille et qu'elle était orpheline.

– Vous aimez les orphelines, n'est-ce pas?

– L'avantage, avec les orphelines, c'est qu'il n'y a pas de beaux-parents. Une curiosité foudroyante s'empara de moi: à quoi pouvait-elle ressembler? Quel âge avait-elle? Je m'agenouillai près du corps et soulevai le linge: ce fut un choc. Vous savez ce que c'est de découvrir un tel visage. Pour être différent de celui d'Adèle, il n'en était pas moins semblable par cette forme supérieure de grâce dont il portait la marque.

– C'est vrai: la même expression – pour autant que je puisse en juger d'après une photo.

– Je me trouvais dans un tableau de Jérôme Bosch: de toute part la laideur, la monstruosité, la souffrance, la déchéance – et là, soudain, un îlot de pureté intacte. La beauté au cœur de l'immonde. Hazel regardait autour d'elle avec perplexité, l'air de se demander si c'était ça, l'enfer. Puis elle posa sur moi des yeux inquisiteurs. «Etes-vous mort ou vivant?» m'interrogea une voix d'eau de source. Excellente question, la plus pertinente que l'on puisse me poser. Je n'ai pas réfléchi un instant: je l'ai emportée dans mes bras et j'ai disparu dans mon automobile. La Mort en personne n'eût pas agi autrement. Et je suis parti avec mon trésor.

– Comme ça?

– Oui. Personne ne l'a remarqué. Vous savez, un blessé de plus ou de moins, les infirmiers n'en étaient pas à cela près. C'était d'ailleurs leur rendre service car ils n'étaient pas assez nombreux pour tant d'agonisants.

– Pourquoi ce linge qui la recouvrait? On le réserve aux morts et aux grands blessés, en principe.

– Je ne sais pas. Peut-être pour qu'elle ne voie pas les cadavres de ses parents. Ce qui est certain, c'est que celui qui l'a cachée sous ce drap m'a rendu un sacré service. Car si les infirmiers avaient vu son visage, ils ne l'auraient pas oublié.

– Et à Nœud, personne ne vous a vu l'embarquer sur le rafiot?

– Non. J'ai garé mon automobile près du débarcadère vide, et j'ai transporté son corps comme un cageot de pommes sur le bateau. La mer reste le meilleur rempart quand il s'agit de cacher quelqu'un.

– Comme au château d'If?

– Ce n'est pas une prison. Hazel peut partir, si elle veut.

– C'est plus fort qu'une prison. Votre mensonge a enfermé Hazel à l'intérieur d'elle-même. Elle crèverait plutôt que de partir. Savez-vous ce qui me frappe? C'est que vous trouvez l'amour comme le vautour sa nourriture: vous êtes là au moment le plus funeste, à observer et à guetter. Vous repérez les meilleurs morceaux, vous fondez dessus et vous vous envolez au loin en emportant votre butin.