On rencontre dans les salons des gens qui se vantent haut et fort de s'être privés de tel ou tel délice pendant vingt-cinq ans. On rencontre aussi de superbes idiots qui se glorifient de ne jamais écouter de musique, de ne jamais ouvrir un livre ou de ne jamais aller au cinéma. Il y a aussi ceux qui espèrent susciter l'admiration par leur chasteté absolue. Il faut bien qu'ils en tirent vanité: c'est le seul contentement qu'ils auront dans leur vie.
En me donnant une identité, le chocolat blanc m'avait aussi fourni une mémoire: depuis février 1970, je me souviens de tout. A quoi bon se rappeler ce qui n'est pas lié au plaisir? Le souvenir est l'un des alliés les plus indispensables de la volupté.
Une affirmation aussi énorme – «je me souviens de tout» – n'a aucune chance d'être crue par quiconque. Cela n'a pas d'importance. S'agissant d'un énoncé aussi invérifiable, je vois moins que jamais l'intérêt d'être crédible.
Certes, je ne me rappelle pas les soucis de mes parents, leurs conversations avec leurs amis, etc. Mais je n'ai rien oublié de ce qui en valait la peine: le vert du lac où j'ai appris à nager, l'odeur du jardin, le goût de l'alcool de prune testé en cachette et autres découvertes intellectuelles.
Avant le chocolat blanc, je ne me souviens de rien: je dois me fier au témoignage de mes proches, réinterprété par mes soins.
Après, mes informations sont de première main: la main même qui écrit.
Je devins le genre d'enfant dont rêvent les parents: à la fois sage et éveillée, silencieuse et présente, drôle et réfléchie, enthousiaste et métaphysique, obéissante et autonome.
Pourtant, ma grand-mère et ses sucreries ne restèrent au Japon qu'un mois: mais ce fut suffisant. La notion de plaisir m'avait rendue opérationnelle. Mon père et ma mère étaient soulagés: après avoir eu un légume pendant deux années puis une bête enragée pendant six mois, us avaient enfin quelque chose de plus ou moins normal. On commença à m'appeler par un prénom.
Il fallut, pour recourir à l'expression consacrée, «rattraper le temps perdu» (je ne pensais pas l'avoir perdu): à deux ans et demi, un humain se doit de marcher et de parler. Je commençai par marcher, conformément à l'usage. Ce n'était pas sorcier: se mettre debout, se laisser tomber vers l'avant, se retenir avec un pied, puis reproduire le pas de danse avec l'autre pied.
Marcher était d'une utilité indéniable. Cela permettait d'avancer en voyant le paysage mieux qu'à quatre pattes. Et qui dit marcher dit courir: courir était cette trouvaille fabuleuse qui rendait possibles toutes les évasions. On pouvait s'emparer d'un objet interdit et s'enfuir en l'emportant sans être vue de personne. Courir assurait l'impunité des actions les plus répréhensibles. C'était le verbe des bandits de grand chemin et des héros en général.
Parler posait un problème d'étiquette: quel mot choisir en premier? J'aurais bien élu un vocable aussi nécessaire que «marron glacé» ou «pipi», ou alors aussi beau que «pneu» ou «scotch», mais je sentais que cela eût froissé des sensibilités. Les parents sont une espèce susceptible: il faut leur servir les grands classiques qui leur donnent le sentiment de leur importance. Je ne cherchais pas à me faire remarquer.
Je pris donc un air béat et solennel et, pour la première fois, je voisai les sons que j'avais en tête:
– Maman! Extase de la mère.
Et comme il ne fallait vexer personne, je me hâtai d'ajouter:
– Papa!
Attendrissement du père. Les parents se jetèrent sur moi et me couvrirent de baisers. Je pensai qu'ils n'étaient pas difficiles. Ils eussent été moins ravis et admiratifs si j'avais commencé à parler en disant: «Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?» ou: «E = me2». A croire qu'ils avaient un doute sur leur propre identité: n'étaient-ils donc pas sûrs de s'appeler Papa et Maman? Ils semblaient avoir eu tant besoin que je le leur confirme.
Je me félicitai de mon choix: pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple? Aucun premier mot n'eût pu autant combler mes géniteurs. A présent que j'avais accompli mon devoir de politesse, je pouvais me consacrer à l'art et à la philosophie: la question du troisième mot était autrement excitante, puisque je n'avais à tenir compte que de critères qualitatifs. Cette liberté était si grisante qu'elle m'embarrassait: je mis un temps fou à prononcer mon troisième mot. Mes parents n'en furent que plus flattés: «Elle n'avait besoin que de nous nommer. C'était sa seule urgence.»
Ils ne savaient pas que, dans ma tête, je parlais depuis longtemps. Mais il est vrai que dire les choses à haute voix est différent: cela confère au mot prononcé une valeur exceptionnelle. On sent que le mot est ému, qu'il le vit comme un signe de reconnaissance, qu'on lui paie sa dette ou qu'on le célèbre. Voiser le vocable «banane», c'est rendre hommage aux bananes à travers les siècles.
Raison de plus pour réfléchir. Je me lançai dans une phase d'exploration intellectuelle qui dura des semaines. Les photos de l'époque me montrent avec un visage si sérieux que c'en est comique. C'est que mon discours intérieur était existentiel: «Chaussure? Non, ce n'est pas le plus important; on peut marcher sans. Papier? Qui, mais c'est aussi nécessaire que crayon. Il n'y a pas moyen de choisir entre papier et crayon. Chocolat? Non, c'est mon secret. Otarie? Otarie, c'est sublime, ça pousse des cris admirables, mais est-ce vraiment mieux que toupie? Toupie, c'est trop beau. Seulement, l'otarie est vivante. Qu'est-ce qui est mieux, une toupie qui tourne ou une otarie qui vit? Dans le doute, je m'abstiens. Harmonica? Ça sonne bien, mais est-ce vraiment indispensable? Lunette? Non, c'est rigolo, mais ça ne sert à rien. Xylophone?…»
Un jour, ma mère arriva dans le salon avec un animal à long cou dont la queue mince et longue terminait dans une prise de courant. Elle poussa un bouton et la bête amorça une plainte régulière et ininterrompue. La tête se mit à bouger sur le sol en un mouvement de va-et-vient qui entraînait le bras de Maman derrière elle. Parfois, le corps avançait sur ses pattes qui étaient des roulettes.
Ce n'était pas la première fois que je voyais un aspirateur mais je n'avais pas encore réfléchi à sa condition. Je m'approchai de lui à quatre pattes pour être à sa hauteur; je savais qu'il fallait toujours être à la hauteur de ce qu'on examinait. Je suivis sa tête et posai ma joue sur le tapis pour observer ce qui se passait. Il y avait un miracle: l'appareil avalait les réalités matérielles qu'il rencontrait et il les transformait en inexistence.
Il remplaçait le quelque chose par le rien: cette substitution ne pouvait être qu'œuvre divine.
J'avais le souvenir vague d'avoir été Dieu, il n'y avait pas si longtemps. J'entendais parfois dans ma tête une grande voix qui me plongeait en d'incalculables ténèbres et qui me disait: «Rappelle-toi! C'est moi qui vis en toi! Rappelle-toi!» Je ne savais pas trop ce que j'en pensais, mais ma divinité me paraissait des plus probables et des plus agréables.
Soudain, je rencontrais un frère: l'aspirateur. Que pouvait-il y avoir de plus divin que cet anéantissement pur et simple? J'avais beau trouver qu'un Dieu n'a rien à prouver, j'aurais voulu être capable d'accomplir un tel prodige, une tâche aussi métaphysique.
«Anch'io sono pittore!» s'exclama le Corrège découvrant les tableaux de Raphaël.
En un enthousiasme semblable, j'étais su le point de m'écrier: «Moi aussi, je suis un aspirateur!»
A la dernière seconde, je me souvins qu' fallait ménager mes effets: j'étais censé posséder deux mots à mon actif, je n'allai pas me décrédibiliser en sortant de phrases. Mais mon troisième mot, je l'avais.
Sans plus attendre, j'ouvris la bouche et je scandai les quatre syllabes: «Aspirateur!»
Un instant interdite, ma mère lâcha le cou du tuyau et courut téléphoner à mon père: