La femme est arrivée trempée, elle lui a dit qu'un orage venait de claquer au-dessus de la ville. Elle avait eu peur des éclairs, craignant d'être brûlée vive. Elle avait cherché à s'abriter, mais par crainte d'être inondés, tous les magasins, tous les cafés avaient fermé. Elle s'était mise sous un balcon où les trombes d'eau l'avaient encore mieux douchée qu'à l'air libre. Le cataclysme terminé, elle avait voulu rentrer se changer, mais en définitive plutôt que de s'asseoir complètement trempée dans un autobus elle avait préféré continuer à pied les quelques centaines de mètres qui la séparaient d'ici.

– Je n'ai rien entendu.

– Où vous étiez?

– Je n'ai pas bougé.

Elle lui a demandé un séchoir et elle s'est enfermée un moment dans la salle de bains. Quand elle a rouvert la porte tous ses vêtements étaient étendus sur le fil de nylon au-dessus de la baignoire. Elle n'avait plus sur elle qu'un soutien-gorge et une culotte bleus. Elle a trouvé son corps mince, avec des courbes agréables.

– Vous auriez un peignoir?

Elle lui a prêté une grande robe de chambre en coton qui lui descendait jusqu'aux pieds.

– Je commence par la chambre?

– Comme vous voulez.

Sous prétexte d'aller faire quelques courses, elle l'a abandonnée à son travail. Il ne pleuvait plus, le soleil faisait des apparitions. À son retour, tout était propre, même le petit rideau de la cuisine avait été savonné et replacé encore humide sur la tringle.

– Vous avez un fer à repasser?

Elle lui a donné aussi la planche qui était rangée dans le placard de l'entrée. La femme a repassé ses vêtements jusqu'à ce qu'ils soient tout à fait secs. Puis elle s'est rhabillée, et elle lui a rendu la robe de chambre.

– Combien je vous dois?

– C'est facile à calculer.

Elle l'a payée.

– Au revoir.

Elle espérait qu'elle n'essuierait pas un deuxième orage.

– À bientôt.

– Non.

La prochaine fois on enverrait sans doute quelqu'un d'autre.

Elle s'est sentie mal. Ce local soudain si propre la rejetait, il lui semblait que l'air qu'il contenait allait l'asphyxier comme un insecticide crève une mouche. Elle a bu plusieurs verres d'eau, elle a ouvert toutes les fenêtres. Le bruit de la rue lui donnait mal à la tête, quand un camion passait elle avait envie de crier plus fort que lui. Elle a pris le téléphone et elle s'est enfermée dans les toilettes qui étaient la seule pièce à peu près silencieuse de l'appartement. Elle a appelé un homme à son bureau, elle avait eu des relations avec lui deux ans plus tôt. Elle lui a dit qu'elle était libre ce soir.

– Tu peux me prendre chez moi.

– Je suis marié depuis septembre.

Il avait eu un enfant, il avait épousé la mère en fin de grossesse. À présent, il passait toutes ses soirées dans le cocon familial.

– Viens vers dix-huit heures.

Il a accepté, à condition de ne l'emmener nulle part et de s'en aller assez tôt pour être rentré chez lui vers vingt heures.

– D'accord.

Il a raccroché. Puis elle a appelé un type dont elle ne parvenait pas à se remémorer le visage, mais son numéro ne répondait pas. Elle a quitté les toilettes, elle est sortie de chez elle. En passant devant une boutique, elle a eu envie d'une robe. Avec toutes ces paillettes sur le col elle ne la porterait jamais. On la lui mettrait dans un grand sac en papier kraft, elle en serait encombrée, elle l'abandonnerait au pied d'une corbeille publique.

Un rayon de soleil rebondissait sur tous les pare-brise. Elle s'est dit que la lumière allait la dorer, lui donner la mine resplendissante d'une jeune femme sereine, au bonheur solide comme du métal. Elle était faite pour s'extraire de temps en temps de la nuit. Elle dodelinait de la tête, souriante, les yeux grands ouverts malgré la clarté, avec l'impression que tout le monde l'admirait sans comprendre comment un phénomène à ce point étrange et merveilleux pouvait se déplacer dans une rue aussi banale.

Elle s'est arrêtée devant une statue équestre. Elle s'est assise sur un banc. Elle se sentait moins exaltée, son existence n'avait plus dans son cerveau qu'une envergure moyenne. Elle acceptait même qu'une vie de famille la mette bientôt au pas, avec toutes ces corvées inhérentes aux reproduits, sans compter la pesanteur du reproducteur qui s'accorde tous les droits sur le corps de sa conjointe à chaque fois qu'il a été émoustillé par une femme croisée dans un train ou dans l'espace confiné d'un ascenseur. Elle réclamait cette punition, qu'on lui retire sa liberté, qu'on l'empêche de partir dans toutes les directions et de se perdre.

Elle était à l'ombre d'un arbre, elle regardait la ville aller et venir. Les voitures et les autobus luisaient, les piétons étaient mats, au-dessus le ciel bleu ne les réfléchissait pas comme un miroir. Rien ne la transperçait, les gens passaient autour de son corps scellé. Elle vivait à sa propre place, elle était sa reproduction intelligente et sensible. Il devait y avoir quelque part l'exemplaire original de ce qu'elle était, une femme en tout point semblable mais authentique, prête à aimer de tout son cœur, sans arrière-pensée, comme font toutes les humaines au moins une fois au cours de leur vie. Alors qu'elle était toujours restée derrière les sombres vitraux de son carmel intérieur, jetant parfois son corps aux hommes, mais ne leur accordant jamais que des sentiments maigres comme des clous, ou pas de sentiments du tout.

Elle pouvait rester là toute la journée, puis s'en aller d'un pas traînant quand la nuit tomberait. Elle aurait la sensation d'avoir perdu son temps, elle en éprouverait du plaisir. Elle achèterait un en-cas empaqueté dans un carton blanc et rouge. Il serait déjà trop tard, le type qui devait passer la voir avait dû la maudire et s'en retourner. Elle rentrerait chez elle s'installer devant le téléviseur avec la nourriture. Quand elle aurait fini de manger, elle se préparerait une tasse de thé. La soirée se prolongerait devant un film, puis à quatre ou cinq reprises elle donnerait des coups de téléphone à des gens absents.

Elle se mettrait au lit. Comme elle ne parviendrait pas à s'endormir elle rallumerait les lumières, la télévision, et ouvrirait le frigo plusieurs fois pour y découper les restes d'un fromage de chèvre. Puis elle irait dans la salle de bains, elle trouverait dans l'armoire un fond de masque de beauté dont elle s'enduirait le visage. Le sommeil ne lui viendrait pas de la nuit.

Elle s'est levée, elle a fait des pas sur le trottoir et elle est parvenue à un autre banc. Elle a marché encore, elle se disait qu'elle n'était pas responsable de ses pas. La ville était un terrain où on la déplaçait. Il n'y avait aucun but à sa démarche, il s'agissait juste de la faire fonctionner. Elle produisait des pas de plus en plus grands, puis de tous petits qui ne la faisaient avancer que d'un centimètre à la fois. Elle s'est rendu compte qu'on la regardait, une femme s'était même immobilisée pour mieux assister au spectacle. Tous ces gens aussi faisaient partie d'une mécanique dont le seul but était d'aller de l'avant, elle aurait pu les prendre à partie et leur dire qu'ils se trouveraient peur-être bientôt dans un état plus grave que le sien.

Elle a traversé la rue. Elle a pensé à son rendez-vous. Elle se disait que si elle prévoyait un petit dîner avec une bouteille de vin frais, elle parviendrait peur-être à lui faire oublier son foyer. Elle en aurait sans doute vite assez de lui, mais d'un autre côté elle se sentirait très humiliée s'il s'en allait dès la dernière goutte de sperme expulsée. Elle voulait qu'il prenne le temps de lui manifester son contentement d'être là, auprès d'elle, loin de son épouse. Il passerait la nuit chez elle, la reprenant au matin avant de partir à sa première réunion de la journée. Le soir elle le trouverait sur son palier en revenant de chez le dentiste, il aurait un cadeau dans la poche de sa veste. Ils feraient l'amour sitôt la porte de l'appartement refermée sur eux. Il éprouverait un plaisir si intense qu'il appellerait sa femme tout de suite après pour la prévenir de leur séparation. Ils passeraient une deuxième nuit ensemble.