Prosper essaya de balbutier une réponse; les paroles expirèrent sur ses lèvres; il étouffait.
– Je veux bien vous le dire, poursuivit Madeleine, je n’ai rien oublié. Oh! que cette certitude ne vous rende aucune espérance; il n’est pas d’avenir pour nous. Si vous m’aimez, vous vivrez. Vous n’aurez pas la barbarie d’ajouter à mes tortures la douleur de votre mort. Un jour viendra peut-être où il me sera permis de me justifier… et maintenant, ô mon frère, ô mon unique ami, adieu, adieu!…
Elle se pencha en même temps vers Prosper, de ses lèvres elle effleura le front du malheureux jeune homme et sortit précipitamment, suivie de Nina Gypsy. Prosper était seul; il lui sembla qu’il s’éveillait. Alors seulement, il s’efforça de se rendre compte de ce qui venait de se passer, se demandant s’il n’était pas le jouet d’un songe, si sa raison ne l’égarait pas.
Il ne pouvait méconnaître l’influence souveraine de cet homme qui, le matin même, lui était apparu pour la première fois.
De quelle mystérieuse puissance disposait donc cet inconnu, pour préparer ainsi, à son gré, les événements?
Il semblait tout prévoir et tout deviner; il connaissait Cavaillon, il savait les démarches de Madeleine, il avait pu obliger à l’obéissance l’indépendante Gypsy.
Il arriva rapidement à un tel degré d’exaspération qu’au moment où M. Verduret entra dans le petit salon, il marcha sur lui comme un furieux, pâle, menaçant, et d’une voix brève et dure, lui dit:
– Qui êtes-vous?
Le gros homme ne parut que très modérément surpris de cet accès de violence.
– Un ami de votre père, dit-il, ne le savez-vous pas?
– Ce n’est pas une réponse, monsieur. J’ai pu dans un moment de surprise abdiquer ma volonté entre les mains d’un inconnu, mais à cette heure…
– Quoi? Est-ce ma biographie que vous demandez? Ce que je suis, ce que j’ai été, ce que je pourrais être?… Que vous importe? Je vous ai dit: je vous sauverai; l’essentiel est que je vous sauve.
– Encore ai-je le droit de vous demander par quels moyens.
– À quoi bon?
– Afin d’accepter vos moyens, monsieur, ou de les rejeter.
– Et si je vous réponds du succès!…
– Cela ne suffit pas, monsieur, et il ne saurait me convenir d’être plus longtemps privé de mon libre arbitre, d’être exposé, sans être prévenu, à des épreuves comme celles d’aujourd’hui. Un homme de mon âge doit savoir ce qu’il fait.
– Un homme de votre âge, Prosper, quand il est aveugle, prend un guide, et il se garde de la prétention d’enseigner le chemin à celui qui le conduit.
Le ton de M. Verduret, moitié de raillerie, moitié de commisération, n’était pas fait pour calmer l’irritation croissante de Prosper.
– Puisqu’il en est ainsi! s’écria-t-il, merci de vos services, monsieur, je n’en ai que faire. Si je combattais pour défendre mon honneur et ma vie, c’est que j’espérais, quand même, que Madeleine me reviendrait. Je sais aujourd’hui qu’entre elle et moi tout est fini; je me retire de la lutte.
Si évidente était la résolution de Prosper, qu’un instant M. Verduret parut alarmé.
– Vous devenez fou, prononça-t-il.
– Non, malheureusement. Madeleine ne m’aime plus, que m’importe le reste.
Son accent était à ce point désespéré que M. Verduret fut ému.
– Ainsi, reprit-il, vous ne soupçonnez rien? Vous n’avez pas su démêler le sens de ses paroles?
Prosper eut un geste terrible.
– Vous écoutiez! s’écria-t-il.
– Je l’avoue.
– Monsieur!…
– Oui! ce n’est pas fort délicat peut-être; mais qui veut la fin veut les moyens. J’ai écouté et je m’en applaudis, puisque je puis, à présent, vous dire: reprenez courage, Prosper, Madeleine vous aime; elle n’a jamais cessé de vous aimer.
Alors même qu’il le sait, qu’il se sent perdu, près de mourir, le malade prête l’oreille aux promesses du médecin. L’affirmation si précise de M. Verduret éclaira d’une lueur d’espoir la douleur de Prosper.
– Oh! murmura-t-il, soudainement calmé, si je pouvais croire…
– Croyez-moi, car je ne saurais me tromper. Ah! vous n’avez pas deviné comme moi les tortures de cette généreuse jeune fille, se débattant entre son amour et ce qu’elle croit son devoir. Votre cœur n’a donc pas battu à ses paroles d’adieu?…
– Elle m’aime, elle est libre, et elle me fuit…
– Libre!… Non, elle ne l’est pas. En vous rendant sa parole, elle obéissait à une volonté supérieure et irrésistible. Elle se dévouait… Pour qui? Nous le saurons bientôt, et le secret de son dévouement nous apprendra le secret de la machination dont vous êtes victime.
À mesure que parlait M. Verduret, Prosper sentait se fondre ses résolutions de révolte, l’espoir et la confiance lui revenaient.
– Si vous disiez vrai, pourtant, murmurait-il, si vous disiez vrai!…
– Malheureux jeune homme! pourquoi vous obstiner à fermer les yeux à l’évidence! Vous ne comprenez donc pas que Madeleine sait le nom du voleur.
– C’est impossible.
– C’est vrai. Mais ce nom, croyez-le bien, il n’est pas de puissance humaine capable de le lui arracher. Oui, elle vous sacrifie, mais elle en a presque le droit, puisqu’elle s’est d’abord sacrifiée elle-même.
Prosper était vaincu, mais il ne pouvait, sans que son cœur se brisât, quitter ce salon où Madeleine lui était apparue.
– Hélas! s’écria-t-il en serrant la main de M. Verduret, je dois vous paraître insensé, ridicule… C’est que vous ne savez pas, non, vous ne pouvez savoir ce que je souffre…
L’homme aux favoris roux hocha tristement la tête; en un moment, sa physionomie changea, ses yeux si brillants se voilèrent, sa voix trembla.
– Ce que vous souffrez, répondit-il, je l’ai souffert. Comme vous, j’ai aimé, non une noble et pure jeune fille, mais une fille. Pendant trois ans, j’ai été à ses pieds. Puis, un jour, tout à coup, elle m’a quitté, moi qui l’adorais, pour se jeter dans les bras d’un homme qui la méprisait. Alors, comme vous, j’ai voulu mourir. Malheureuse! Ni les larmes, ni les prières n’ont pu la ramener à moi. La passion ne se raisonne pas, elle aimait cet autre.
– Et vous le connaissiez, cet autre?
– Je le connaissais.
– Et vous ne vous êtes pas vengé!…
– Non, répondit M. Verduret.
Et d’un ton singulier, il ajouta: