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M. Patrigent eut un certain froncement de sourcils qui lui est familier quand il croit avoir saisi quelque indice.

– Ne serait-ce pas précisément cette inclination, demanda-t-il, qui aurait déterminé l’éloignement de monsieur Bertomy?

– Pourquoi? fit le banquier de l’air le plus surpris. Je lui aurais le plus volontiers du monde accordé la main de Madeleine, et pour être franc, je supposais qu’il me la demanderait. Ma nièce eût été un beau parti, un parti inespéré pour lui; elle est très jolie, et elle aura un demi-million de dot.

– Alors, vous ne voyez nul motif à la conduite de votre caissier?

Le banquier parut chercher.

– Aucun absolument, répondit-il. J’ai toujours supposé que Prosper avait été entraîné hors du droit chemin par un jeune homme dont il fit la connaissance chez moi à cette époque, monsieur Raoul de Lagors.

– Ah!… et quel est ce jeune homme?

– Un parent de ma femme, un charmant garçon, spirituel, bien élevé, un peu étourdi, mais assez riche pour payer ses étourderies.

Le juge d’instruction n’avait plus l’air d’écouter; il inscrivait ce nom de Lagors sur son agenda, à la suite d’une liste de noms déjà longue.

– Maintenant, reprit-il, arrivons au fait: vous êtes sûr que le vol n’a pas été commis par personne de votre maison?

– Matériellement sûr; oui, monsieur.

– Votre clé ne vous quittait jamais?

– Rarement, du moins; et quand je ne la portais pas sur moi, je la déposais dans un des tiroirs du secrétaire de ma chambre à coucher.

– Où était-elle, le soir du vol?

– Dans mon secrétaire.

– Mais alors…

– Pardon, monsieur, interrompit M. Fauvel, permettez-moi de vous faire remarquer que pour un coffre-fort comme le mien la clé ne signifie rien. Avant tout il faut connaître le mot sur lequel tournent les cinq boutons mobiles. Avec le mot, on peut à la rigueur ouvrir sans clé, mais sans le mot…

– Et ce mot, vous ne l’avez dit à personne?

– À personne au monde, non monsieur. Et tenez, j’aurais été parfois bien embarrassé de dire sur quel mot ma caisse était fermée. Prosper le changeait quand bon lui semblait, il me prévenait et il m’arrivait de l’oublier.

– L’aviez-vous oublié, le jour du vol?

– Non, le mot avait été changé l’avant-veille et sa singularité m’avait frappé.

– Quel était-il?

– Gypsy, G, y, p, s, y, fit le banquier dictant l’orthographe.

Ce mot aussi, M. Patrigent l’écrivit.

– Encore une question, monsieur, dit-il, étiez-vous chez vous la veille du vol?

– Non, monsieur. Je dînais chez un de mes amis, et j’y ai passé la soirée. Lorsque je suis rentré chez moi, vers une heure, ma femme était couchée, et je me suis moi-même couché immédiatement.

– Et vous ignoriez quelle somme se trouvait dans la caisse?

– Absolument. D’après mes ordres formels, je devais supposer qu’il ne s’y trouvait qu’une somme insignifiante: je l’ai déclaré à monsieur le commissaire, et monsieur Bertomy l’a reconnu.

– C’est exact, le procès-verbal en fait foi.

M. Patrigent se tut. Pour lui, tout était dans ce fait: le banquier ignorait qu’il y eût trois cent cinquante mille francs en caisse et Prosper avait manqué à son devoir en les faisant retirer de la Banque, donc… La conclusion était facile à tirer.

Voyant qu’on ne l’interrogeait plus, le banquier pensa qu’il pouvait enfin tout dire ce qu’il avait sur le cœur.

– Je me crois au-dessus du soupçon, monsieur, commença-t-il, et cependant je ne dormirai tranquille que lorsque la culpabilité de mon caissier aura été parfaitement établie. La calomnie s’attaque de préférence à l’homme qui a réussi; je puis être calomnié. Trois cent cinquante mille francs sont une fortune capable de tenter le plus riche. Je vous serai reconnaissant de faire examiner la situation de ma maison, cet examen prouvera que je ne puis avoir nul intérêt à me voler moi-même, la prospérité de mes affaires…

– Il suffit, monsieur.

Il suffisait en effet. Déjà M. Patrigent était renseigné et savait aussi bien que le banquier à quoi s’en tenir sur sa situation.

Il le pria de signer son interrogatoire et le reconduisit jusqu’à la porte de son cabinet, faveur rare de sa part.

M. Fauvel sorti, Sigault, le greffier, se permit une observation.

– Voilà une affaire diablement obscure, dit-il. Si le caissier est adroit et ferme, il me paraît bien difficile de le convaincre.

– Peut-être, répondit le juge; mais voyons les autres témoins.

Celui qui avait le numéro 4 n’était autre que Lucien, le fils aîné de M. Fauvel.

Ce jeune homme, grand et beau garçon, de vingt-deux ans, répondit qu’il aimait beaucoup Prosper, qu’il avait été fort lié avec lui et qu’il l’avait toujours considéré comme un honnête homme, incapable même d’une indélicatesse.

Il déclara qu’à cette heure encore, il ne pouvait s’expliquer comment et par quelle suite de circonstances fatales Prosper en était venu à commettre un vol. Il s’était aperçu que Prosper jouait, mais non autant qu’on le prétendait. Il n’avait jamais vu qu’il fît des dépenses au-dessus de ses moyens.

Au sujet de sa cousine Madeleine, il répondit:

– J’ai toujours pensé que Prosper était amoureux de Madeleine, et jusqu’à hier j’ai été convaincu qu’il l’épouserait, sachant que mon père ne s’opposerait pas à ce mariage. J’ai toujours attribué la désertion de Prosper à une brouille avec ma cousine, mais j’étais persuadé qu’ils finiraient par se réconcilier.

Ces renseignements, mieux encore que ceux de M. Fauvel, éclairaient le passé du caissier, mais ne révélaient en apparence aucun indice dont on pût tirer parti dans les conjonctures présentes.

Lucien signa sa déposition et se retira.

C’était au jeune Cavaillon à être interrogé.

Le pauvre garçon était, lorsqu’il se présenta devant le juge, dans un état à faire pitié.

Ayant, en grand secret, la veille, raconté à l’un de ses amis, clerc d’avoué, son aventure avec l’agent de la sûreté, ce clerc l’avait outrageusement plaisanté de sa poltronnerie. Il éprouvait d’affreux remords et avait passé la nuit à se reprocher d’avoir perdu Prosper.

Il eut au moins ce mérite de s’efforcer de réparer ce qu’il appelait sa trahison.

Il n’accusa pas précisément M. Fauvel, mais il déclara courageusement qu’il était l’ami du caissier, son obligé, et qu’il était sûr de son innocence comme de la sienne propre.