– Nous attendrons.
Ils attendaient en effet, et à la grande surprise de Mme Fauvel, Raoul redevint, pour elle, ce qu’il avait été en l’absence de Clameran.
C’est vers cette époque, à peu près, que Mme Fauvel, toute réjouie de ce changement, conçut le projet de placer Raoul dans les bureaux de son mari.
M. Fauvel adopta cette idée. Persuadé qu’un jeune homme sans occupations ne peut faire que des sottises, il lui offrit un pupitre au bureau de la correspondance, avec des appointements de cinq cents francs par mois.
Cette proposition enchanta Raoul, cependant, sur l’ordre formel de Clameran, il refusa net, disant qu’il ne se sentait pour les opérations de banque aucune vocation.
Ce refus indisposa si fort le banquier, qu’il adressa à Raoul quelques reproches passablement amers, le prévenant qu’il n’eût plus à compter sur lui désormais, et Raoul saisit ce prétexte pour cesser ostensiblement ses visites.
S’il voyait encore sa mère, c’était dans l’après-midi ou le soir, lorsqu’il était sûr que M. Fauvel était sorti, et il ne venait que tout juste assez souvent pour se tenir au courant des affaires de la maison.
Ce repos subit après tant et de si cruelles agitations paraissait sinistre à Madeleine. Elle ne disait rien à sa tante de ses pressentiments, mais elle était préparée à tout.
– Que font-ils? disait parfois Mme Fauvel; renonceraient-ils enfin à nous persécuter?
– Oui, murmurait Madeleine, que font-ils?
Si Louis ni Raoul ne donnaient signe de vie, c’est qu’ils se tenaient immobiles comme le chasseur à l’affût, qui craint d’éveiller les défiances de ses victimes. Ils guettaient le hasard.
Attaché aux pas de Prosper, Raoul avait épuisé toutes les ressources de son esprit pour le compromettre, pour l’attirer dans quelque embûche où resterait son honneur. Mais, ainsi qu’il l’avait prévu, l’indifférence du caissier offrait peu de prise.
Clameran commençait à s’impatienter et cherchait déjà quelque moyen plus expéditif, quand une nuit, sur les trois heures, il fut éveillé par Raoul.
– Qu’y a-t-il? demanda-t-il tout inquiet.
– Peut-être rien, peut-être tout. Je quitte Prosper à l’instant.
– Eh bien!
– Je l’avais emmené dîner, ainsi que madame Gypsy, avec trois de mes amis. Après dîner, j’ai organisé un petit bal tournant assez corsé, mais impossible de lancer Prosper, bien qu’il fût gris.
Louis, désappointé, eut un mouvement de dépit.
– Tu es gris toi-même, fit-il, puisque tu viens me réveiller au milieu de la nuit pour me conter de pareilles billevesées.
– Attends, il y a autre chose.
– Morbleu! parle, alors!
– Après avoir bien joué, nous sommes allés souper, et Prosper, de plus en plus ivre, a laissé échapper le mot sur lequel il ferme sa caisse.
À cette assurance, Clameran ne put retenir un cri de triomphe.
– Quel est ce mot? demanda-t-il.
– Le nom de sa maîtresse.
– Gypsy!… C’est bien cela, en effet, cinq lettres…
Il était si ému, si agité, qu’il sauta à bas de son lit, passa une robe de chambre et se mit à arpenter l’appartement.
– Nous le tenons! disait-il avec l’expression délirante de la haine satisfaite, il est donc à nous! Ah! il ne voulait pas toucher à sa caisse, ce caissier vertueux, nous y toucherons pour lui, et il n’en sera ni plus ni moins déshonoré. Nous avons le mot, tu sais où est la clé, tu me l’as dit…
– Quand monsieur Fauvel sort, il laisse presque toujours la sienne dans un des tiroirs du secrétaire de sa chambre.
– Eh bien! tu iras chez madame Fauvel, tu lui demanderas cette clé; elle te la remettra ou tu la lui prendras de force, peu importe; quand tu l’auras, tu ouvriras la caisse, tu prendras tout ce qu’elle contient…
Pendant plus de cinq minutes, Clameran, absolument hors de lui, divagua, mêlant si étrangement sa haine contre Prosper, son amour pour Madeleine, que Raoul se demandait sérieusement s’il ne devenait pas fou. Il pensa qu’il était de son devoir de le calmer.
– Avant de chanter victoire, commença-t-il, examinons les difficultés.
– Je n’en vois pas.
– Prosper peut changer son mot dès demain.
– C’est vrai, mais c’est peu probable; il ne se rappellera pas qu’il l’a dit; d’ailleurs, nous allons nous hâter.
– Ce n’est pas tout. Par suite des ordres les plus positifs de monsieur Fauvel, il ne reste jamais en caisse, le soir, que des sommes insignifiantes.
– Il y en aura une très forte le soir où je le voudrai.
– Tu dis?
– Je dis que j’ai cent mille écus chez monsieur Fauvel, et que si j’en demande le remboursement pour un de ces jours, de très bonne heure, à l’ouverture des bureaux, ils passeront la nuit dans la caisse.
– Quelle idée! s’écria Raoul stupéfait.
C’était une idée, en effet, et les deux complices passèrent de longues heures à l’examiner, à la creuser, à en étudier le fort et le faible.
Après mûres réflexions, après avoir minutieusement calculé toutes les chances bonnes ou mauvaises, ils arrêtèrent que le crime serait commis dans la soirée du lundi 27 février.
S’ils choisissaient ce soir-là, c’est que Raoul savait que M. Fauvel devait dîner chez un financier de ses amis et que Madeleine était invitée à une réunion de jeunes filles.
À moins d’un contretemps, Raoul, en se présentant à l’hôtel Fauvel sur les huit heures et demie, devait trouver sa mère seule.
– Aujourd’hui même, conclut Clameran, je vais demander à monsieur Fauvel de tenir mes fonds prêts pour mardi.
– Le délai est bien court, mon oncle, objecta Raoul, vous avez des conventions, tu dois prévenir en cas de retrait de ton argent.
– C’est vrai; mais notre banquier est orgueilleux, je me dirai pressé et il s’exécutera, dût-il pour cela se gêner. Ce sera à toi, ensuite, de demander à Prosper, comme un service personnel, de tenir la somme prête à l’ouverture des bureaux.
Raoul, une fois encore, examinait la situation, cherchant s’il ne découvrirait pas ce grain de sable qui devient montagne au dernier moment.
Tout alla d’ailleurs au gré des deux misérables. Le banquier ne daignant pas rappeler les conventions consentit au remboursement pour l’époque indiquée. Prosper promit que l’argent serait prêt dès le matin.